PROFIL DE GASTON BACHELARD
par Jean CAILLIES
"Octobre est déjà le mois des morts. Les cimetières y deviennent fréquentables
puisque l'automne est rarement sans mémoire. Les temps de méditations tranquilles
s'accommodent bien d'un peu de mélancolie et les brouillards qui accompagnent
les vendanges referment la parenthèse sur les frivolités de l'été.
Octobre avait alors un goût de rentrée. Les jeux sans âge des vacances et
les premiers émois des collégiens avortaient sur le plancher des salles de
classe rendues plus impressionnantes encore par leur austérité javellisée.
La vieille odeur des bancs de bois prenait alors les allures d'une catharsis
obligée : en Champagne le savoir se marie assez bien avec les premiers tremblements
du brouillard. Contrairement à la Grèce et sa sagesse du plein soleil.
Le 19 octobre 1962 les élèves du vieux collège de Bar-sur-Aube, silencieux
et les bras croisés, intimidés dans des blouses d'un autre âge, regardaient
passer un corbillard qui transportait un des anciens de leur école. Impressionnés
que l'on enterrât le plus savant et le plus illustre des leurs, même si pour
les plus jeunes l'appellation de philosophe demeurait quelque peu mystérieuse.
On les avait fait sortir des salles de classe pour saluer celui dont la vie
était liée à l'enseignement et à l'écriture de livres essentiels. Ainsi regardaient-ils
Gaston Bachelard transporté - c'est la formule banalement de circonstance
- vers sa dernière demeure.
Une pierre, discrète et imposante, rompant avec la verticalité de tombes plus
baroques, rappelle l'événement : Bachelard repose dans ce coin de Champagne.
Il en avait bu et apprécié les vins, il en avait suivi les cours d'eau, traversé
les forêts. Il l'avait raconté en quelques pages que des manuels consciencieux
reproduiraient en morceaux choisis. Il en avait même vanté les coutumes en
rapportant l'usage, lors des grandes fêtes d'hiver, du brûlot qui garantissait
des rhumes à venir...
C'est que notre philosophe s'y entendait en convivialité. Il avait, au demeurant,
gagné sa part de mythe. La barbe blanche - quelque part entre Marx et Moïse
- l'oeil empli de malice champenoise (le mot est de lui. Référence obligée
au terroir : en Champagne le vin sait pétiller), la bonhomie du professeur
d'histoire des sciences qui faisait son marché dans " son petit village de
la Place Maubert " et qui étonnait la France lors d'une émission à la télévision
ajoutaient à la légende. On le disait ami de quelques-uns des poètes essentiels
de l'époque, on le présentait volontiers conversant avec des clochards. On
disait même que les poètes - comme les clochards - prisaient ses cours en
Sorbonne. On ajoutait, mi-ironique, mi-étonné, qu'il répondait à tous ceux
qui lui envoyaient livres et plaquettes. Jean Lescure (1) qui fut son ami,
rapporte maintes anecdotes qui, toutes rendent plus émouvant ce côté sympathique,
dérogeant aux règles qui s'imposent aux notables de la culture et de l'université.
Mais, Bachelard était si peu notable...
Il semblait tout en oui devant la vie ce patriarche que la télévision montrait
à nos yeux d'apprentis du savoir. Mais, si Bachelard nous a tant fascinés,
nous qui ne l'avons pas connu mais avons lu ses livres, n'est-ce pas aussi,
et peut-être surtout, parce que ce philosophe qui, en d'austères traités,
analysait la production de la rationalité scientifique, était aussi (et ce
n'est pas aussi fréquent hélas !) un écrivain véritable. Homme de raison,
il savait ce qu'il devait aux " démons de l'encrier ". Rationaliste lucide
et militant, il savait essentielle la lecture des poètes et il avait bien
compris que la rêverie pouvait être productrice d'humanité.
L'oeuvre commence avec la mort. Lorsqu'on porte en terre un philosophe, rien
n'est encore dit. Les mots prennent alors leur pesanteur définitive. C'est
avec eux et avec eux seuls qu'il reste aux vivants de dialoguer. Déjà quand,
au soir de la vie, le philosophe chargé d'ans et de lectures, nous confiant
ses démêlés avec la méthode, s'enfermait " dans le système de son choix "
(2), l'oeuvre avait un parfum d'étonnement inaugural. Une double rangée de
livres sans qu'apparemment une passerelle nous permît d'aller de l'une à l'autre,
double théorie d'ouvrages dont les points d'intérêt sont, à l'évidence, opposés.
Y aurait-il deux Bachelard ? L'un préoccupé d'analyser la production scientifique
de son temps, l'autre attentif à l'image poétique. Aujourd'hui encore, au
hasard de quelque conversation mi-mondaine mi-sérieuse, l'opposition est encore
soulignée. Elle détermine même parfois, jusque dans l'enseignement de la philosophie
lui-même, un dualisme amusant. Les uns, en recherche peut-être de quelque
besogneuse reconnaissance, méconnaîtront le rêveur, tout à l'attention de
l'analyse de la production de la rationalité scientifique. D'autres, probablement
sensibles à quelques sirènes épistémologiques plus modernes, renieront comme
caduc le travail savant de Bachelard pour s'en tenir à un agréable touche-à-tout,
particulièrement brillant lorsqu'il se laisse aller. Ce double comportement
est toujours de mise. Comme s'il y avait deux Bachelard ! C'est pourtant le
même homme qui a écrit les deux versants de son oeuvre. Comme dirait Monsieur
de La Palice, qui, à ses heures, s'y entendait en philosophie, c'est bien
Bachelard qui a écrit les oeuvres de Bachelard !
Le but du présent article n'est pas de mettre en place quelque thèse sur Bachelard,
ni de proposer l'analyse de tel point particulier de l'oeuvre. [...]. Il n'a
d'autre prétention que de présenter Bachelard, ou d'en tenter, à défaut d'un
portrait, un simple profil, l'esquisse d'un philosophe qui sut se poser des
problèmes d'écrivain. Aussi, convient-il de préciser d'emblée le parti auquel
on se sera attaché. Inutile de recourir à la fable, à la biographie. Elle
n'explique pas l'oeuvre. Acta non est in fabula. Ce point est important car
il en commande un autre. Inévitablement. C'est à l'oeuvre seule qu'il convient
de s'attacher. Et, tout modestement, on s'en tiendra à cette idée. Si Bachelard
a mené de front et l'aventure du concept et celle de l'ellipse du poète c'est
parce qu'il fut un écrivain attentif et un stratège du risque."
1/ J. LESCURE. Un été avec Bachelard ;
2/ G. BACHELARD. Poétique de la Rêverie