Lettre de Gaston Bachelard à Louis Guillaume



Le 15 mai 1952


Cher Monsieur,

Je viens de glisser l'Arbre des morts dans mon vieil exemplaire de " L'Eau et les Rêves ". Votre poème revit si bien le voyage dans la barque funèbre qu'il est pour le rêveur que je suis une variante inoubliable. Je pense à cette forêt de cercueils qui est peut-être la nature profonde de tous les grands deltas.

Cette géographie structurée par la mort des hommes est au moins une vérité onirique.

Et voici que vous sentez que cette forêt de la mort attire les nuages, qu'une frondaison de nuages plane nécessairement au-dessus de l'arbre des morts.

Ah ! comme les poètes pensent bien ! comme ils rêvent loin !
Merci Et très cordialement à vous

BACHELARD




Qui était Louis Guillaume ?



"Louis Guillaume est un poète qui, à la fin du siècle dernier, publiait des vers délicats dans la célèbre revue symboliste La Plume.

Son fils, " notre " Louis Guillaume, naît à Paris le 18 décembre 1907. Il vit la plus heureuse partie de son enfance dans l'île bretonne de Bréhat, chez sa grand-mère maternelle : le souvenir de cette enfance perdue est la première source de sa poésie ; il est aussi sans doute à l'origine de la vocation qui le conduisit à l'Ecole Normale d'Instituteurs de Paris.

Jeune instituteur, il publie son premier recueil Sônes d'Armor en 1928. En 1935, il rencontre celle qui devint sa compagne et son inspiratrice ; il commence alors son "journal " (entièrement inédit : 47 cahiers) qu'il tient régulièrement, sans un jour d'interruption, jusqu'à sa mort.

Il fait la connaissance de Max Jacob, avec qui il échangera une longue et importante correspondance. La publication de l'Âme romantique et le Rêve, par Albert Béguin en 1937, puis celle des livres de Gaston Bachelard à partir de 1940 marquent des dates décisives pour son évolution poétique.

Non-violent, le soldat Louis Guillaume fait la guerre comme infirmier à bord d'un train sanitaire ; cette promiscuité avec la mort lui dicte des pages émouvantes de son journal. Il ne publie pratiquement rien pendant l'occupation. Il poursuit sa carrière d'enseignant ; en 1942 il devient professeur de lettres, et en 1948 il est nommé directeur d'école dans le quatrième arrondissement de Paris. Il occupera ce poste dans le Marais (cloître des Billettes) jusqu'à sa retraite, en décembre 1962.

Il se retire à Biarritz, se consacrant entièrement à son œuvre qui atteint alors toute son ampleur. Un abondant courrier maintient un contact régulier avec de nombreux amis. Accueillant à tous, et particulièrement aux jeunes, il prodigue sans compter son temps et ses conseils.

Du 1er janvier au 30 juin 1966, il vit l'extraordinaire aventure poétique et spirituelle dont son recueil "Agenda" constitue le journal.

Il est décédé à Paris, à l'aube du jour de Noël 1971, laissant une œuvre - parue ou à paraître - dont le retentissement ne cesse de s'accroître, comme l'attestent déjà de nombreuses études, colloques, expositions, traductions, émissions, etc."




GASTON BACHELARD ET LOUIS GUILLAUME :

une relation exemplaire entre un philosophe et un poète


par Jean-Luc Pouliquen


"Le dossier que nous présentons, illustre de manière exemplaire, les relations tissées par Gaston Bachelard avec les poètes, dans la dernière partie de son existence.

Nous savons que son dernier livre d'épistémologie, Le Matérialisme rationnel, a paru en 1953. Il a donné son dernier cours en Sorbonne le 19 janvier 1955. Dès lors l'essentiel de sa reflexion sera consacré à la poésie et au rêve. Les trois derniers livres parus de son vivant : La Poétique de l'espace. La Poétique de la rêverie. La Flamme d'une chandelle en sont la trace visible. Mais en amont ont eu lieu des échanges nourris, qui ont permis au philosophe de constituer la matière même de son travail.

C'est dans ce contexte que s'inscrit son amitié avec Louis Guillaume. Nous apportons aujourd'hui des documents à même d'en prendre la mesure et de montrer que la relation a été aussi féconde pour le philosophe que pour le poète.

Je voudrais à cette occasion remercier Lazarine Bergeret, belle-fille de Louis Guillaume, dont le dévouement au sein de l'Association des Amis de Louis Guillaume a été un élément décisif dans la préparation de ce dossier.

Nous commencerons par une brève présentation du poète dans laquelle il sera intéressant de noter que dès 1940, les livres de Bachelard, et en premier lieu La Psychanalyse du feu, marquent en profondeur son évolution créatrice.

L'extrait de l'essai consacré au poète par Jacques Buge, que nous reproduisons, a cette vertu de nous faire revivre les circonstances et l'atmosphère de la rencontre de Louis Guillaume avec Gaston Bachelard. En y associant le nom de Max Picard, il rappelle cette " chaîne d'or des sympathies ", selon l'expression même du poète, sans laquelle rien n'aurait été véritablement possible.

Nous proposons ensuite, avec l'aimable autorisation de Suzanne Bachelard, les dix-huit lettres que le philosophe adressa au poète. Plusieurs approches peuvent en être tentées. Au-delà de ce qui l'alimente, cette correspondance nous en dit long sur l'extraordinaire puissance d'accueil de Bachelard à une poésie en train de se faire et sur sa manière de la lire pour en intégrer ensuite des éléments dans ses propres livres.

Ce sera précisément le thème unificateur des quatre textes qui suivront. Le premier est le poème " Maison de vent ", tiré du recueil de Louis Guillaume intitulé Noir comme la mer. Gaston Bachelard en choisira huit vers pour un chapitre de La Poétique de l'espace où il s'intéressera à quelques maisons et quelques chambres appréhendées par des poètes et des écrivains. Le second est une étude du poème par Marcel Schaettel. Il prolonge en cela un article paru dans le numéro 3 des Cahiers Gaston Bachelard dans lequel Marcel Schaettel avait situé les images créées par Louis Guillaume dans une perspective bachelardienne. Le troisième texte est un témoignage de Lazarine Bergeret où l'on découvre toute la charge d'émotion et de rêverie que Louis Guillaume avait attachée à " Maison de vent " . Enfin le quatrième texte n'est autre que le poème en prose " Le grand chêne ". Il a été choisi par Gaston Bachelard dans le recueil La Nuit parle pour illustrer un chapitre de La Flamme d'une chandelle, intitulé " les images poétiques de la flamme dans la vie végétale ". En fait le philosophe n'a retenu du poème que quelques mots: "Bûcher de sève ". Mais ce qu'il en dit, est bien significatif des pouvoirs qu'il confère aux poètes et à la poésie :

" Bûcher de sève, parole jamais dite, graine sacrée d'un langage nouveau qui doit penser le monde avec de la poésie ".

La dernière partie de ce dossier concerne des articles et une étude de Louis Guillaume, consacrés à Gaston Bachelard. Les articles ont été écrits pour la revue L'Education enfantine à laquelle le poète collabora durant dix ans. Elle était destinée aux enseignants des Ecoles Maternelles et Classes Enfantines de langue française et dirigée par Suzanne Herbinière-Lebert, Inspectrice Générale de l'Education Nationale. Il faudrait là encore évoquer la "chaîne d'or des sympathies", car Suzanne Herbinière-Lebert connaissait Bachelard et avait vécu l'exode à ses côtés en 1940. Quant à l'étude au titre très significatif " Gaston Bachelard et les poètes ", elle fut d'abord le texte d'une émission de radio, avant de paraître aux Cahiers du Sud en 1964. Le regard d'un poète sur Bachelard prend toute son acuité quand celui-ci trouve dans ses écrits des passages qui ne relèvent plus de la philosophie mais de la poésie pure.

C'est peut-être là que réside le secret de cette relation durable entre Gaston Bachelard et Louis Guillaume, qui nous renouvelle l'approche du philosophe en nous invitant à le lire différemment.

Nous terminerons ce dossier par une bibliographie du poète ainsi que par une présentation de l'association qui entretient sa mémoire, en souhaitant avoir ainsi donné envie d'aller à la rencontre de ses œuvres et des nombreuses publications permettant de mieux connaître son parcours."
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