"Ce n'est pas en pleine lumière, c'est au bord de l'ombre que le rayon,
en se diffractant, nous confie ses secrets."
Gaston Bachelard cité par J.-B. Pontalis, en épigraphe à Traversée des ombres,
Paris, Gallimard, 2003
À l'heure où la psychanalyse, freudienne comme lacanienne, s'interroge sur
elle-même, découvrant, après un demi-siècle de règne sans partage, qu'elle
n'est peut-être plus, à l'aube du XXIe siècle, cet " horizon indépassable
" qu'elle avait un temps constitué, le moment est sans doute venu d'accomplir
sur la psychanalyse elle-même ce travail d'investigation qu'elle se proposait
de conduire. Travail d'investigation qui consiste à écrire l'histoire de
la psyché, puisque pour elle le présent se lit comme trace ou reflet. Cependant,
l'histoire qu'il s'agit de retrouver est une histoire non événementielle,
puisqu'intéresse l'analyste ce qui n'a pas eu lieu, ce à quoi il a fallu
renoncer, et dont l'absence retentit plus fortement que la présence. Or,
c'est à une investigation de même type qu'il convient sans doute de soumettre
la psychanalyse, dont l'histoire, pour le dire vite, a trop longtemps été
écrite du point de vue des " vainqueurs ".
Rétrospectivement, on mesure le poids de la parole dominante, et la situation
de monopole accordée à certains noms. Mais avec la remise en cause des grands
discours s'est effritée l'idée qu'un seul langage serait à même de dire
le vrai. Depuis quelques années, le retour sur l'histoire de la psychanalyse
permet ainsi de redécouvrir des figures " oubliées " comme Marie Bonaparte,
Adrien Borel, ou Clérambault, ainsi que les représentants de cette psychiatrie
française, comme Janet, que la psychanalyse et les surréalistes avaient
discrédités. Surtout, la sensibilité de notre époque aux figures de la dissidence
ou de la marginalité suscite un nouvel horizon d'attente, au point que la
différence est devenue valeur en soi. À un discours de maîtrise - celui
de la psychanalyse instaurée par Freud et refondée par Lacan - se substitue
ainsi une parole disséminée, sensible à la pluralité de la psyché.
Non qu'il s'agisse de substituer une psychanalyse à une autre. Mais à mesure
que les résistances s'atténuent, une écoute est devenue possible : attention
prêtée soudain aux zones d'ombre de la psychanalyse ; et nostalgie peut-être
pour ces pistes abandonnées, ou insuffisamment frayées... Tout comme la
guerre, trop sérieuse pour être laissée aux seuls généraux, l'inconscient
ne peut être abandonné aux seuls freudiens. Or, en même temps que la psychanalyse
dominante étendait son empire, d'autres s'étaient élaborées, sensibles aux
questions posées par Freud, mais insatisfaites des réponses proposée. Psychanalyses
qui s'écrivent à la fois contre le freudisme et tout contre - pour plagier
Guitry parlant des femmes.
Mais, par absence de praxis peut-être, ces discours parallèles demeurèrent
toujours dans les marges, qu'il s'agisse des réflexions de Valéry sur la
psyché et l'intellect, de la " psychanalyse existentielle " de Sartre, avec
son exigence de liberté, ou de la " psychanalyse élémentaire " de Bachelard.
Parallèles mais non schis-matiques, ces psychanalyses ne connurent pas l'effet
propre aux ruptures. Alors que Jung avait suscité une vraie crise, des pensées
adjacentes, comme celle de Bachelard, bénéficièrent de cette fausse tolérance
qu'on accorde à ce qu'on ne craint pas. De ce fait, les analystes manquèrent
là, sans doute, une occasion de repenser des points essentiels comme l'image
ou la symbolisation, c'est-à-dire tout ce qui constitue le matériau psychique.
Plutôt que de voir la pensée de Bachelard comme une épistémologie - ce qu'elle
est assurément -, sans doute eût-il été possible de faire retour, grâce
à elle, sur les postulats épistémologiques de la psychanalyse elle-même.
Avec le recul, on peut donc lire la psychanalyse bachelardienne comme l'histoire
d'un rendez-vous manqué. Mais tandis que les doctrines officielles se sont
épuisées à force de s'exposer, peut-être que, du fond de son retrait, cette
psychanalyse a conservé, elle, quelque chose de son pouvoir d'ébranlement.
À la suite des nombreux " retour à ", chers aux années soixante-soixante-dix,
il convient donc de revenir, non vraiment à Freud, mais d'abord à son cabinet,
Bergasse 19. Analysant le décor archéologique de ce lieu mythique, et la
saturation mémorielle qui le caractérisait, Bernd Jager et Anthony Bourgeault,
dans " Le Cabinet du D1 Freud. La Formation de l'esprit scientifique et
les débuts de la psychothérapie ", montrent combien c'est là un espace "
habité ", plus proche en cela de la maison bachelardienne que du laboratoire
moderne. Le dialogue peut alors s'engager entre les deux pensées. Jacques
Poirier (" G. Bachelard : vers la psychanalyse et au-delà ") analyse d'abord
le jeu ambigu qu'entretient Bachelard avec les concepts de Freud ou de Jung
et de quelle façon il les subvertit, tandis que Christian Thiboutot (" Psychanalyse
et poético-analyse ") analyse les effets de déplacement, qui font que, chez
Bachelard, la psychanalyse n'est peut-être pas où on la cherche. Ces effets
de déplacement, Roxana Ghità (" Les visages du po(ï)étique chez Gaston Bachelard.
Entre l'esthétique romantique allemande et les discours de la modernité
") et Alvaro de Pinheiro Gouvêa (" La femme chez Bachelard : de la genèse
de la rêverie ") les reprennent, montrant comment Bachelard se réapproprie
des pensées antécédentes, tandis que Francimar Duarte Arruda (" Les diableries
de l'humour ") souligne, elle, tout ce qu'il y a de drôlerie dans la perception
bachelardienne du monde et combien l'humour de Bachelard, cet " orgasme
du moi ", s'oppose à l'humour freudien, qui est, lui, la rançon d'un mal-être.
Enfin, Denise Tanguay (" L'image dialoguée : Bachelard et l'art-thérapie
") et Nicole Fabre (" Comment Bachelard éclaire ma réflexion sur le rêve-éveillé
en psychanalyse ") prennent à contre-pied l'idée selon laquelle la psychanalyse
bachelardienne serait une poétique ou une épistémologie, mais en aucun cas
une thérapie, en montrant comment cette pensée devient opératoire au sein
de leur pratique.
Dans un dernier temps, cette réflexion est l'occasion de redécouvrir deux
textes importants, comme celui de Roland Kuhn (" Le psychiatre devant l'œuvre
de G. Bachelard "), paru en 1984, et surtout la Préface, rarement citée,
que Bachelard donne à la traduction française de l'ouvrage de Patrick Mullahy,
Œdipe. Du mythe au complexe (Payot, 1951), texte qui, en raison de sa date,
constitue à la fois un bilan et un épilogue.
Jacques Poirier