"Cette étude ne peut guère perdre son obscurité que si nous en fixons tout de suite le but métaphysique : elle s'offre comme une propédeutique à une philosophie du repos. Mais, comme on le verra dès les premières pages, une philosophie du repos n'est pas une philosophie de tout repos. Un philo- sophe ne peut pas chercher tranquillement la quiétude. Il lui faut des preuves métaphysiques pour qu'il accepte le repos comme un droit de la pensée ; il lui faut des expé- riences multiples et de longues discussions pour qu'il admette le repos comme un des éléments du devenir. Le lecteur devra donc pardonner le caractère tendu d'un livre qui fait bon marché des conseils et des exemples familiers pour aller tout de suite à la conviction que le repos est ins- crit au cœur de l'être, que nous devons le sentir au fond même de notre être, intimement mêlé au devenir imparti à notre être, au niveau même de la réalité temporelle sur laquelle s'appuient notre conscience et notre personne. Mais quand le lecteur aura pardonné à un philosophe de manquer d'enjouement, il devra encore faire face à une autre désillusion. En effet, dans cet ouvrage, on n'a pas cru devoir décrire la perspective qui mène à la vie secrète et paisible. Il aurait fallu pour cela des pages et des pages et toute une psychologie des passions que nous avons perdu le goût d'étudier puisque nous devons faire profession de les refuser. Nous pouvions donc profiter de l'heureux âge où l'homme est rendu à lui-même, où la réflexion s'occupe plutôt à organiser l'inaction qu'à servir des exigences externes et sociales. Tout ce qui a égard à l'éloignement du monde, à la défense de la vie retirée, à l'affermissement de la solitude morale, nous en avons, comme trop élémentaire, laissé l'étude de côté. Que chacun fasse à sa guise les premiers pas sur la route qui mène à la fontaine de Siloë, aux sources mêmes de la personne ! Que chacun se libère, à sa manière, des excitations contingentes qui l'attirent hors de soi-même ! C'est dans la partie impersonnelle de la personne qu'un philosophe doit découvrir des zones de repos, des raisons de repos, avec lesquelles il fera un système philosophique du repos. Par la réflexion philosophique, l'être se libérera d'un élan vital qui l'entraîne loin des buts individuels, qui se dépense en des actions imitées. L'intelligence, rendue à sa fonction spéculative, nous apparaîtra comme une fonction qui crée et affermit des loisirs. La conscience pure nous apparaîtra comme une puissance d'attente et de guet, comme une liberté et une volonté de ne rien faire."
[Gaston BACHELARD, La dialectique de la durée, Avant-propos, Paris : PUF, 1950, p. V]