La philosophie de Ferdinand Gonseth est une philosophie qui ne se résume
pas, parce qu'elle est, en son essence, une philosophie qui progresse, une
philosophie qui décrit minutieusement le progrès de sa prise de conscience.
Cette philosophie a d'ailleurs eu la chance initiale de partir sur la belle
route régulière des progrès mathématiques. Aussitôt, les valeurs décisives
de la pensée mathématique sont venues la combler, la soutenir. Les premiers
essais de Ferdinand Gonseth, il y a un quart de siècle, ont été des traits
de lumière pour l'épistémologue qui voulait voir clair dans la philosophie
des mathématiques modernes, pour le philosophe aussi qui voulait prendre
une mesure de cette singulière et soudaine liberté de raison que nous offre
le choix entre les différentes axiomatiques.
Il y avait donc plusieurs manières d'être vrai ? plusieurs systèmes d'exactitude
? Une dialectique foisonnante n'est pas nécessairement une dialectique illimitée.
Il fallait voir les choses de près. Il fallait décompter les libertés, devenir
vraiment le sujet conscient du verbe choisir et rester maître de la pluralité
des choix. Une sorte d'idonéisme préalable, d'idonéisme non encore engagé
dans la discursivité des vérités demandait qu'on fût le distributeur des
systèmes d'exactitude. Sans cette conscience préalable des choix classés,
il y aurait eu danger de nourrir un scepticisme, de verser dans un formalisme,
d'identifier pensée mathématique et langage mathématique en suivant docilement
un nominalisme qui efface les problèmes.
Cette conscience d'avoir choisi, d'avoir pris un système d'exactitude entre
plusieurs systèmes d'exactitude ne s'efface pas. Il semble que sans cesse
on puisse revenir sur les principes du choix, sur les pensées qui ont fondé
la science. Il ne faut jamais que ce choix devienne verbal. L'édifice de
la science doit être sans cesse surveillé de la base au sommet. Parfois
un mur de soutènement doit être édifié dans les fondations mêmes. On n'est
jamais exact définitivement, il faut inclure sans cesse l'exactitude dans
son système d'exactitude. Si l'idonéisme est une conscience d'exactitude,
il doit sans cesse revenir à ses bases. Aussi dans l'œuvre de Gonseth, à
côté de l'idonéisme prospecteur, on voit, en bien des occasions, un idonéisme
récurrent qui rappelle sans cesse non seulement la nécessité de fonder,
mais encore la nécessité de bien fonder ou plus exactement de mieux fonder,
de toujours mieux fonder.
La pensée axiomatique, trop souvent acceptée d'un bloc par le philosophe
qui ne suit pas le travail effectif du mathématicien, n'est donc ni un départ
inconditionné ni une marche automatique. Il faut lui donner toute sa réalité,
tout son caractère concret. " A qui dirait : on n'édifie rien de stable
sans fondement, il nous faudrait répondre qu'un fondement choisi au hasard,
établi sans discernement, n'est pas nécessairement un fondement qui convienne,
qui possède automatiquement et dans tous les cas les qualités requises de
stabilité. Il ne suffit pas d'avoir reconnu qu'un édifice exige un fondement
pour être dispensé du souci de bien fonder.
Et de même, il ne suffit pas d'avoir compris qu'il faille une base axiomatique
pour que la construction axiomatique puisse commencer. Cette raison-là ne
justifie pas le choix de tel ou tel axiome, de tel ou tel groupe d'axiomes.
Elle ne tient pas compte de l'aménagement général du dispositif axiomatique"(1)
.
Tout Gonseth est là, l'homme et le penseur. Il ne veut pas se satisfaire
d'une adhésion du bout des lèvres. Il faut que le lecteur ou l'interlocuteur
le suive dans sa volonté d'examiner minutieusement l'aménagement de ce système
d'exactitude qu'est un dispositif axiomatique.
II
Sur cette base solide des axiomatiques modernes, dans cette ligne ferme
du progrès des mathématiques, on pouvait faire une œuvre de simple historien.
Mais l'histoire n'est pas, pour un idonéiste, la meilleure méthode. Puisque
l'idonéisme doit dégager les valeurs de raison, il lui faut mettre entre
parenthèses les valeurs historiques. Comment d'ailleurs ne pas reconnaître
que les premières valeurs livrées par l'histoire ne sont pas nécessairement
les bonnes valeurs, les meilleures valeurs. L'idonéisme, par système, doit
être un absolu modernisme. Il a la redoutable fonction de la modernité.
Sans cesse il devra être mis à jour. C'est une philosophie du courage intellectuel.
Et voilà bien pourquoi on peut en faire le point en négligeant la tâche
inutile d'en faire un résumé.
Parmi les thèses philosophiques que nous livrait l'histoire, une, entre
toutes, était tentante. Pour désigner les êtres mathématiques, il serait
si facile d'être platonicien, d'être réaliste, de répéter les actes de foi
du réalisme des essences. On s'opposerait ainsi - à bon compte - au nominalisme
et au formalisme. La science qui a repris de fond en comble la doctrine
de ses commencements aurait un but, aurait des buts, des buts nommément
indiqués. La valeur des êtres contemplés dans un empyrée de clarté serait
la garantie même de la valeur de la recherche scientifique. Il suffirait
de travailler assez, de suivre minutieusement le déplié des approximations
successives pour recevoir la pleine lumière. Combien est claire une telle
philosophie. Elle n'a plus à s'embarrasser d'une définition de l'exactitude.
Elle vise tranquillement l'exactitude absolue. Comment mettrait-elle en
question l'absolu de l'exactitude ?
Dans une telle attitude philosophique, le dogmatisme est homogène : l'exactitude
n'a pas d'histoire.
Mais ces êtres absolus, pôle d'une exactitude absolue, la science, par une
modification d'éclairage, les fait changer d'être. On les croyait des "
buts ", à peine conquis qu'ils deviennent des moyens. On se rend compte
qu'on les cherchait mal, qu'on ne les plaçait pas dans le juste horizon
du savoir, que leur connaissance réclame précisément une révision du savoir.
Des buts qui deviennent des moyens ne peuvent conserver pleinement une ontologie
d'inspiration platonicienne. Il faut rendre la pensée mathématique à son
essentiel progrès.
Ainsi l'exactitude n'est jamais un héritage. On ne la trouve dans aucune
primitivité ; que cette primitivité soit de raison ou d'expérience. A la
moindre inattention, l'exactitude se détend, elle passe du règne de la connaissance
actuelle au règne d'un souvenir de connaissance. Il faut toujours la rendre
actuelle, actuelle dans ses bases et dans son application. Et c'est en cela
que l'idonéisme est une philosophie de l'exactitude discursive.
III
On oublierait un des thèmes les plus actifs de la philosophie gonsethienne
si l'on ne signalait pas sa position vis-à-vis des valeurs intuitives. Là
encore, tout est nuance. Il faut installer l'idonéisme dans une " dialectique
idoine du concret et de l'abstrait " (cf. La Géométrie et le Problème de
l'Espace, IV, p. 47). Et l'intuition restera toujours une nourriture concrète
que l'exactitude abstraite devra assimiler. Dans Les Fondements des mathématiques
(p. 105), Gonseth disait déjà : " Dans toute construction abstraite, il
y a un résidu intuitif qu'il est impossible d'éliminer. "
Serait-il même utile d'éliminer ce résidu intuitif? Ne se reformerait-il
pas .de soi-même ? Ne tient-il pas à la nature même de l'esprit humain ?
En élevant le débat, si la connaissance est un essentiel et constant ajustement
de la nature de l'esprit et de la nature des choses, on voit bien que les
dialectiques du concret et de l'abstrait - de l'intuition et de la rigueur
- de l'expérimental et du rationnel sont des dialectiques motrices, dès
l'instant où elles transcendent la stérile logique des oppositions. On atteint
alors à cette synthèse dialectique qui est, comme dit Gonseth (loc. cit.,
p. 76), " le rythme même du progrès scientifique ".
IV
Ainsi vis-à-vis du passé de la pensée comme vis-à-vis de son avenir, l'effort
philosophique de Gonseth est non pas un éternel retour aux sources du vrai,
mais une éternelle reprise.
Conscience de reprendre, de recommencer vite, de recommencer mieux, de recommencer
bien, voilà l'idonéisme gonsethien.
Et-cette conscience qui met sans cesse en meilleure lumière son savoir est
une conscience tonique.
Elle est tonique parce qu'elle est rigoureuse, de plus en plus rigoureuse.
C'est là un paradoxe qu'on apprécie mal hors de la culture mathématique.
Mais si l'on participe vraiment à une pensée qui s'épure, à une pensée qui,
par la rigueur, devient idoine, devient adéquate à son objet, on éprouve
une telle sécurité qu'on est à jamais payé de l'effort de rigueur. Alors
on sent s'animer en soi un prosélytisme du vrai. On veut discuter avec les
autres comme on a discuté si longuement, si sévèrement avec soi-même. On
veut que la dialectique aille de l'esprit d'un homme à l'esprit d'un autre
homme. On veut être l'être des transactions utiles, des conférences fécondes,
des discussions ardentes et courtoises. L'on aime les idées dans leurs oppositions
claires, présages des synthèses fortes. On est Ferdinand Gonseth : un homme
de vérité.
(1)- F. GONSETH, La Géométrie et le Problème de l'Espace.
Neuchâtel : Editions du Griffon, IV, p. 5.
[Gaston Bachelard, "L'idonéisme ou l'exactitude discursive ", in Etudes
de philosophie des sciences. En hommage à Ferdinand Gonseth, Neuchâtel
(Suisse) : Editions du Griffon, 1950, pp. 7-10]