La Psychanalyse du feu
Approche proposée par Jean LIBIS, Président de l'Association
des Amis de Gaston Bachelard.
"La psychanalyse du feu est certainement le premier ouvrage que l’on
devrait conseiller à celui ou celle qui désire faire connaissance avec l’œuvre
de Gaston Bachelard. Il n’est peut-être pas le plus génial, ni le plus fascinant,
mais il projette sur cette œuvre un éclairage irremplaçable. Il nous permet
de rentrer directement dans le cœur de l’œuvre. Et cette opération s’avère
encore plus éclairante si l’on aborde ensuite, et presque en parallèle,
la lecture de La formation de l’esprit scientifique.
Les publications de Bachelard s’étirent dans le temps de 1928 à 1961. Et
La psychanalyse du feu paraît très exactement en 1938, la même année
que La formation de l’esprit scientifique. Cette date n’est pas indifférente.
Bachelard lui-même, dans une lettre à Jean Paulhan, a affirmé à quel point
ces deux ouvrages étaient liés dans son esprit (1).
On ne redira jamais assez que Bachelard a d’abord une très solide formation
de mathématicien, de physicien et de chimiste. Il est non seulement compétent
et accueillant à l’égard de la culture scientifique : il est enthousiaste
et presque militant. Les premiers ouvrages qu’il publie traitent d’épistémologie,
c’est-à-dire de philosophie des sciences. Toutefois il faut noter deux exceptions
: L’intuition de l’instant et La dialectique de la durée,
qui abordent ce qu’on pourrait appeler une métaphysique du Temps. Les autres
livres, répétons-le, s’intéressent à la nature de la science contemporaine
et s’adressent à des lecteurs suffisamment avertis.
De ce point de vue, on peut dire que La psychanalyse du feu est le
premier ouvrage dans lequel Bachelard aborde en sympathie la question de
l’image. À dire vrai, c’est un livre de transition, mais à partir duquel
le philosophe va aborder une nouvelle direction de recherche, tout en restant
sur un autre plan fidèle à ses préoccupations scientifiques et épistémologiques.
C’est bien pourquoi La formation de l’esprit scientifique et La psychanalyse
du feu pourraient être considérés comme deux frères jumeaux dont les
significations respectives sont en quelque sorte inverses l’une de l’autre
: le premier étudie l’image comme obstacle à la connaissance objective,
le second étudie l’image comme foyer de rêverie et source de création littéraire.
À cet égard, l’Avant-propos est d’une importance capitale. Dans la réflexion
initiale sur la notion « d’objet », Bachelard rappelle que le choix d’un
objet ne nous rend nullement objectif. Nous croyons choisir alors que souvent
nous sommes choisis à notre insu. Un exemple simple peut ici nous éclairer
: si je dis que Florence est la plus belle ville du monde, c’est d’abord
parce que je l’ai entendu dire. Mon jugement d’emblée dépend d’un discours
collectif : le mythe de Florence est très présent dans l’imaginaire collectif.
Pour m’en faire une idée personnelle il faudrait non seulement que je visite
Florence mais aussi toutes les autres villes du monde qui disposent d’une
image flatteuse (Paris, Venise, Saint-Pétersbourg, etc.). De plus si je
me rends effectivement à Florence pour juger sur place, il est possible
que mon jugement soit faussé par le mauvais temps, une grippe, un hôtel
médiocre, etc., ou l’inverse.
Dans tous les cas de figure, l’objectivité n’est nullement première. Ce
qui est premier, c’est l’opinion, la rumeur publique, le préjugé, l’imagination.
Par là on saisit bien que l’image n’est pas d’abord un vecteur de la connaissance.
Elle en est même tout le contraire. L’image, dans son sens le plus large,
est un voile interposé entre l’objet et nous. Elle est un obstacle, elle
nourrit les obstacles épistémologiques analysés dans La formation de
l’esprit scientifique. Et c’est pourquoi Bachelard, tant qu’il se situe
sur le plan de la connaissance, insiste sur la nécessité d’une rupture,
d’un rejet, d’une critique. « En fait l’objectivité scientifique n’est possible
que si l’on a d’abord rompu avec l’objet immédiat, si l’on a refusé la séduction
du premier choix, etc.… » (p.9)(2). Pour connaître la ville de Florence,
il faut en étudier l’histoire, prendre le temps d’y séjourner, éviter la
saison touristique, apprendre si possible la langue italienne, explorer
les lieux moins connus, etc. Evidemment cela constitue une tâche longue,
parfois ardue, à laquelle le sujet humain n’est pas toujours disposé à se
soumettre. La connaissance est pourtant à ce prix, et elle est en en théorie
indépendante de l’émerveillement (ou du rejet).
Est-ce à dire que l’image doive être surveillée, voire censurée ? Oui et
non et c’est là que la pensée de Bachelard se fait profondément originale.
Sur le plan de la connaissance de l’objet (celui de la connaissance d’autrui
relève encore d’autre chose), on vient de le voir : la prudence et l’esprit
critique sont résolument de mise. Mais Bachelard pressent un autre plan,
qu’il va développer longuement dans ses livres ultérieurs. S’il s’agit de
rêver l’objet, de l’épouser par l’imagination, d’en jouir par une libre
rêverie, alors une tout autre attitude est possible. Et celle-ci nous sera
notamment offerte par l’univers des poètes. « Les axes de la poétique la
science sont d’abord inverses. Tout ce que peut espérer la philosophie,
c’est de rendre la poésie et la science complémentaires, de les unir comme
deux contraires bien faits » (p.10).
Ce passage est capital. Malheureusement il est aussi la source d’un contresens
fréquent. À le lire hâtivement, on pourrait croire que les axes de la poésie
et de la science étant d’abord inverses, on pourrait concevoir un « plus
tard » ou un « après » dans lesquels l’inversion se changerait en convergence.
Or jamais dans l’œuvre ultérieure du philosophe on ne rencontrera ni une
telle convergence, ni une opération de synthèse. Chez Bachelard, la science
et la poésie sont deux activités mentales irréductibles l’une à l’autre.
Une chose est de penser scientifiquement. Une autre est de rêver poétiquement.
Les deux attitudes sont légitimes, mais résolument distinctes, du moins
en principe.
Il y a là une ouverture d’une fécondité extraordinaire à condition qu’on
tienne compte de cet écart et qu’on ne veuille pas le réduire à tout prix.
Si l’on mélange sans précaution l’attitude scientifique et l’attitude poétique
on aboutit à du galimatias et l’on fait dire à Bachelard ce qu’il n’a pas
voulu dire. Nous affirmions que les deux attitudes sont distinctes, du moins
en principe : car dans la vie réelle, quotidienne, spontanée, de l’esprit,
les deux attitudes au contraire se mélangent et déteignent l’une sur l’autre
à notre insu. D’où la nécessité d’un tri, d’un travail de rangement. Plus
précisément Bachelard nomme « psychanalyse » cette invitation à déceler
derrière nos convictions et nos images des désirs cachés, surgis de l’inconscient.
Le FEU va alors servir de terrain d’expérience et Bachelard nomme psychanalyse
du feu cette recension des images, des rêveries, des fantasmes produits
en nous par les évocations et le spectacle du feu. Or le philosophe nous
prévient : le feu est tellement universel et tellement porteur de fascination
que « l’attitude objective n’a jamais pu se réaliser » à son égard. Toujours
nous rêvons le feu avant d’en parler de façon neutre. Et cette neutralité
même, ici, semble impossible à atteindre, au dire même de Bachelard. Lorsqu’il
écrit que « les intuitions du feu restent chargées d’une lourde tare »,
(p.11), il ne formule pas un jugement d’ordre moral. Il veut dire simplement
que le feu obsède l’imagination de l’être humain depuis des temps immémoriaux.
C’est d’ailleurs ce que va nous montrer ce livre durant tout son parcours.
Or, d’un point de vue scientifique, en revanche, le feu est totalement désuet.
Les chimistes n’étudient plus le feu. Le feu n’existe plus comme substance
chimique. Il n’est pas un objet que la science puisse étudier. Dans un de
ses premiers livres, et Bachelard le rappelle ici, il a étudié la propagation
de la chaleur dans les solides. C’était un problème de pure physique, et
si l’on veut bien se donner la peine d’y jeter un œil, on voit la différence
radicale qui sépare l’Etude sur l’évolution d’un problème de physique
(1928) de La psychanalyse du feu (1938). C’est la différence qui
sépare le PENSEUR de l’HOMME PENSIF. Cette distinction, indiquée explicitement
par l’auteur à la page 12 de ce dernier ouvrage, est capitale. Elle commande
toute la philosophie ultérieure de Bachelard. Le penseur – ici le physicien
– étudie objectivement, ou le plus objectivement possible, le phénomène
de propagation de la chaleur ; il établit des mesures, des relations, des
lois ; il est dans le domaine du quantitatif. L’homme pensif au contraire
se laisse absorber par la rêverie devant le feu, les images en lui se libèrent,
il est dans le domaine de la qualité. Et Bachelard réitère avec force ce
qu’il nous faut bien appeler un avertissement. « Nous aurons dit-il, de
multiples occasions de montrer les DANGERS, pour une connaissance scientifique,
des impressions primitives, des adhésions sympathiques, des rêveries nonchalantes
» (p.12). On ne peut pas mieux dire ! La rêverie n’est pas la complice de
la science, elle en est l’obstacle. Le philosophe ne dérogera jamais de
ce principe. Mais à partir de La psychanalyse du feu, il va apporter davantage,
toujours davantage, une attention soutenue à la rêverie elle-même. Ce qui
veut bien dire fondamentalement ceci : la science et la rêverie peuvent
également solliciter l’attention du philosophe, à condition qu’il ne les
confonde d’aucune manière."
(1)- Jean-Luc Pouliquen a écrit l’historique de cette double
publication dans l’article liminaire inclus dans L’imaginaire du feu. Approches
bachelardiennes, sous la direction de Martine Courtois, Jacques André Editeur,
Lyon, 2007.
(2)- J’utilise ici la pagination proposée dans la collection Idées/Nrf.William
Blake, Second Livre prophétique, tard. Berger, p. 143.