«Spectres de Bachelard.
Gaston Bachelard et l'École
surrationaliste»
Charles Alunni, Éditions Hermann Paris, 2018.
Cet ouvrage apporte une analyse nouvelle et originale, en rupture avec les diverses interprétations classiques de la philosophie bachelardienne qui ont bien trop souvent négligé ses liens constitutifs et quasi exclusifs à la mathématique et à la physique mathématique du XXème siècle. Cette philosophie est l’effet pensé d’un va-et-vient entre ces « disciplines de la rigueur » et une pensée surrationaliste conçue et créée par Bachelard en 1936.
La première partie porte une attention toute particulière aux théories de la relativité, aux théories tensorielles, à la mécanique quantique, aux théories d’opérateurs, à l’algèbre moderne, à la géométrie algébrique ou à la logique mathématique présentes dans ses textes – et, parallèlement, aux questions connexes touchant au Réalisme, à la Relation, au constructivisme, à l’axiomatique, à l’induction mathématique, à la notion de simplicité, etc. qui tissent sa propre philosophie.
La seconde partie du livre illustre ces thèmes tels qu’ils sont développés, en échos, en amont et en aval, par ses contemporains : Maximilien Winter, Léon Brunschvicg, Jean Cavaillès, Albert Lautman, Federigo Enriques, Gustave Juvet, André Weil, et ses héritiers : Gilbert Simondon, Jean-Toussaint Desanti, Gilles Châtelet, tout en poursuivant avec Alexandre Grothendieck ou Alain Connes pour la lignée française et francophone ; ou à l’échelle internationale, des auteurs comme William Kingdon Clifford, Hermann Weyl, Wolfgang Pauli, Paul Adrien Maurice Dirac, Ettore Majorana ou Gian-Carlo Rota.
Les conséquences de cette approche, directement confrontée aux disciplines mathématique et physico-mathématique dont les enjeux proprement philosophiques sont liés à certaines des questions en apparence exclusivement techniques, révèlent un tout autre Bachelard, bien différent et bien plus complexe que le passible vieillard à barbe blanche, cet auteur adulé des formules qui ont fait recettes (comme la « rupture épistémologique ») et qui furent propagées par des lecteurs bien trop pressés, sautant par-dessus ces disciplines dont Bachelard sut saisir les enjeux les plus subtils. On montre par ailleurs le caractère nul et non avenu d’un Bachelard double, d’un corpus qui serait scindé par une étanchéité schizophrénique entre une philosophie scientifique (diurne) et une poétique (nocturne) touchant les quatre éléments. On thématise ainsi l’entrelacement actif et la fécondité de l’échange permanent entre des concepts strictement scientifiques et des métaphores littéraires.
En un mot, un « autre » Bachelard encore inaperçu ou parfois dénié, qui, à travers ses spectres démultipliés, fait retour aux avant-postes de la science de son temps. C’est enfin toute la cohérence et toute la puissance de la tradition spécifiquement française d’histoire et de philosophie des sciences qui, d’un même geste, s’illustre ici jusque dans ses prolongements les plus actuels.