Gilles Hieronimus, L'imagination du mouvement dans la poétique de Gaston Bachelard
Le prix de thèse 2016 de l'Association Internationale Gaston Bachelard a été décerné à Gilles HIERONIMUS, pour sa thèse de doctorat de philosophie intitulée "L'imagination du mouvement dans la poétique de Gaston Bachelard", obtenue avec la mention Très Honorable avec les Félicitations du jury à l'unanimité, et soutenue publiquement à l'Université Lyon III le 6 juin 2016, devant un jury composé de Natalie Depraz (Université de Rouen, pré-rapporteur, présidente du Jury), Jean-Philippe Pierron (Université Lyon°3, examinateur), Emmanuel de Saint Aubert (ENS, CNRS, pré-rapporteur), Frédéric Worms (ENS, examinateur) et Jean-Jacques Wunenburger (Université Lyon°3, directeur de thèse).
Résumé
En se focalisant méthodiquement sur l’étude de « l’imagination du mouvement» (sous-titre de l’ouvrage de 1943 intitulé L’air et les songes), la présente thèse vise avant tout à montrer qu’une véritable philosophie se déploie à travers la poétique de Gaston Bachelard. Cette dernière articule de façon inédite, dans une perspective dynamiste, une théorie et une pratique de l’imagination dont la portée dépasse de loin le cadre d’une psychologie de la rêverie et de la création littéraire, à laquelle elle demeure trop souvent réduite : le philosophe montre en effet que les images des multiples mouvements qui animent le monde naturel (matériel, végétal, animal) ouvrent le sujet à l’expérience structurante d’une verticalité élémentaire dont le dynamisme défie et édifie sa propre verticalité psycho-physique, en l’aidant à « se tenir droit dans un univers redressé ». L’étude détaillée des images du mouvement permet ainsi de mettre au jour, au delà d’une psychologie originale, la portée ontologique, anthropologique et éthique de l’imagination bachelardienne. Cette étude passe par la mise en œuvre d’une singulière micro-phénoménologie dynamique, permettant une focalisation de l’attention sur les dimensions cognitive, kinesthésique et affective des images, à travers laquelle le « voir » en imagination (Première partie : l’image – mouvement) s’approfondit - dans une progressive incarnation - en « se mouvoir » (Seconde partie : l’image motrice) puis en « s’émouvoir » (Troisième partie : l’image émotive).Toutefois, loin d’enfermer le sujet dans une quelconque forme d’immanence psychologique, cette focalisation de l’attention intensifie sa présence au monde comme à autrui et, par là-même, engage un « agir » (Quatrième partie : l’image – acte) de part en part structuré selon le dynamisme de la verticalité. La poétique des images de G. Bachelard délivre dès lors bel et bien une philosophie complète, sous-tendue par une pratique concrète de l’imagination, philosophie dont le foyer est une exigeante éthique de la verticalité, soucieuse d’orienter l'ensemble de nos mouvements dans le sens d’une « surexistence ».
Mots-clés : philosophie française, imagination, image, imaginaire, dynamisme, science, poésie, phénoménologie, esthétique, éthique, axiologie, ontologie, anthropologie
Abstract
The imagination of movement in the poetics of Gaston Bachelard
By focusing on systematically studying "the imagination of movement" (subtitle of the 1943 book entitled The air and dreams), this thesis is primarily intended to show that a true philosophy unfolds through the poetics of Gaston Bachelard.The latter links in a new way, in a dynamic perspective, a theory and practice of imagination whose scope far exceeds the framework of a psychology of daydream and creative writing, to which it remains too often reduced: the philosopher shows that the images of different movement that animate the natural world (material, plant, animal) open the subject to structuring experience of an elementary verticality whose energy challenges and builds his own psycho-physical verticality. The detailed study of imaginative movement allows to unveil, beyond an original psychology, the ontological, anthropological and ethical meanings of bachelardian imagination.This study involves the implementation of a singular dynamic micro-phenomenology, allowing attention to focus on the cognitive, kinesthesic and affective dimensions of images, and through which the act of "seeing" in imagination (Part one : Seeing : The Movement Image) deepens - in a gradual incarnation – towards body movement (Second part : Moving : the images of motricity) and then towards "being moved" (Part Three : the images of emotion). However, far from locking away the subject in any form of psychological immanence, the focus of attention is intensifying its presence in the world as others and, thereby, involves an "action" (Part Four: Acting : the images of action) structured by the dynamic of verticality.Bachelard’s poetics therefore delivers a complete philosophy, underpinned by concrete practice of the imagination, philosophy whose focus is a demanding ethical verticality, anxious to direct all our movements in the sense of an increased existence.
Lucie Fabry, Approximation et objectivité, Enquête sur les conditions d’accès à une connaissance objective selon Gaston Bachelard
Le prix de master 2016 de l'Association Internationale Gaston Bachelard a été décerné à Lucie Fabry, pour son master de philosophie intitulé Approximation et objectivité, Enquête sur les conditions d’accès à une connaissance objective selon Gaston Bachelard.
Lucie Fabry a soutenu son mémoire de Master en 2014 à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, devant un jury composé de Frédéric Fruteau de Laclos (directeur) et de Sophie Roux. Agrégée de philosophie, elle enseigne depuis la rentrée 2016 au département de philosophie de l’École normale supérieure. Elle prépare actuellement une thèse de doctorat sous la direction de Sophie Roux et de Philippe Sabot, qui porte sur la question de la formalisation dans les sciences humaines et sociales et les débats qu’elle a suscités au cours des années 1950-1980. Elle poursuit parallèlement ses recherches sur l’épistémologie bachelardienne, en cherchant à l’éclairer du point de vue de son amont — la philosophie des sciences du premier vingtième siècle — et de son aval — la réception du bachelardisme dans la philosophie et la sociologie françaises des années 1960-1980.
Ce travail porte sur les deux thèses de doctorat de Bachelard, l’Essai sur la connaissance approchée et l’Étude sur l’évolution d’un problème de physique. Ces œuvres forment un ensemble parcouru de tensions, qui nous montre une pensée au travail, à un moment où Bachelard n’est pas encore parvenu à la formule définitive de son rationalisme. Or, ces tensions portent sur des dimensions essentielles de ce que sera le bachelardisme : la question du rapport entre connaissance immédiate et connaissance scientifique, celle de la légitimité du recours aux mathématiques dans l’établissement d’une connaissance du réel, et celle du statut de l’objet de la connaissance scientifique, dans sa dépendance problématique vis-à-vis d’une théorie et d’instruments. Il s’agissait donc, en se penchant sur ces premières hésitations de Bachelard, de restituer l’ensemble des décisions philosophiques qui lui ont finalement permis de concevoir la démarche scientifique comme une « dialectique de la raison et de l’expérience » (NES, p. 33-34), selon la formule canonique de son rationalisme appliqué.
La première étape de ce travail a consisté à montrer l’écart profond entre la théorie de la connaissance esquissée par Bachelard au livre iv de l’Essai sur la connaissance approchée et les positions ultérieures de son rationalisme. La capacité de la raison humaine à informer le réel y est certes déjà soulignée, et la corrélation de la raison et du réel est reconnue : « Jamais on n’arrivera à dissocier complètement l’ordre du donné et la méthode de sa description non plus qu’à les confondre l’un dans l’autre » (ECA, p. 15). Mais parce que Bachelard considère alors la raison comme une faculté pragmatique de repérage — reconnaissant ainsi l’importance des travaux de Bergson —, il déplore le caractère réducteur de ses opérations : en nous donnant une prise sur le réel, elle l’appauvrit. Il y a certes un horizon de progrès, où l’exigence rationnelle de clarté apprend à composer avec une exigence réaliste de minutie, rectifiant méthodiquement ses premiers schémas. Mais, passée l’échelle de notre action usuelle, clarté et minutie deviennent deux exigences incompatibles. Aussi toute connaissance de deuxième approximation devra-t-elle, ou bien conserver ses schémas rationnels en essayant de fixer leur marge d’aberration, à défaut de pouvoir la réduire, ou bien s’efforcer d’avancer dans l’exploration du réel qui perce derrière eux, en se vouant sans repères à l’enregistrement passif de la prodigieuse diversité du réel. Car ce lexique de l’insondable réel, que le Bachelard rationaliste critiquera avec tant de fermeté, se trouve bien chez le premier Bachelard, qui en appelait même à une « contre-révolution » copernicienne, qui réaffirmerait, contre les structurations que l’esprit opère spontanément sur le réel, l’exigence d’un « réalisme naïf » (ECA, p. 291-292).
Mais tandis que l’Essai sur la connaissance approchée a tendance à rapprocher la physique mathématique des structurations artificielles dont procède le sens commun, l’Étude sur l’évolution d’un problème de physique semble lui reconnaître une toute autre fécondité. Soulignant l’incapacité de notre connaissance commune de la chaleur à ouvrir la perspective d’un progrès, Bachelard montre au contraire les voies d’approfondissement de la connaissance ouvertes par l’étude mathématique. En renonçant à poser la question de la nature de la chaleur pour se contenter du problème précis de la formulation et de la résolution des équations de la propagation thermique dans les solides, les physiciens ont pu apporter des éléments de réponse à cette première question qui seraient restés inaccessibles à toute investigation plus directe. L’étude des travaux de Lamé permet même à Bachelard de mettre au jour cette « valeur inductive » des mathématiques qui sera au cœur de son ouvrage suivant, La valeur inductive de la relativité : il s’agit d’un renouvellement du rapport entre théorie mathématique et expérience physique, qui consiste à considérer tout phénomène empirique comme une certaine spécification d’un objet théorique (que Bachelard appellera bientôt noumène), dont l’équation générale doit comporter l’ensemble des axes de spécification envisageables, décelés par une recherche proprement mathématique.
Du point de vue du rationalisme ultérieur de Bachelard, on doit s’interroger : comment se fait-il que les perspectives ouvertes à la physique mathématique dans l’Étude sur l’évolution d’un problème de physique n’aient pas d’emblée rendues caduques les critiques réalistes contenues dans l’Essai sur la connaissance approchée ? En réalité, si l’on se tourne vers la longue conclusion de l’Étude, on voit que la reconnaissance du « sens prophétique de la physique mathématique » (EEPP, p. 168) n’a d’abord fait, pour Bachelard, que rendre plus aigu le problème philosophique posé par la mathématisation. L’applicabilité des mathématiques au réel se laissait bien comprendre, si elle n’était qu’une imposition de repères pragmatiques ; mais cette conception ne tient plus si l’on reconnaît aux mathématiques une fécondité dans l’établissement d’une connaissance du réel qui va bien au-delà d’un résumé de l’expérience ou d’un travail déductif sur un tel résumé : la capacité d’annoncer dans ses constructions la structure même du réel. La réponse de l’Étude à ce problème est à cheval entre l’épistémologie et la métaphysique : Bachelard se sent tenu, sans rompre avec la position philosophique générale de l’Essai, de faire une place à un paradoxal « réalisme du pragmatique » (EEPP, p. 172), où la géométrie, souvent imposée par l’esprit humain comme une structuration artificielle des phénomènes, est parfois découverte comme la structure intime de l’entité étudiée. D’un être comme le cristal, dont l’ensemble des variations structurales peut faire l’objet d’une étude a priori, il faudra dire qu’il « réalise, dans toute la force du terme, la géométrie » (EEPP, p. 170).
Bachelard ne pouvait donc reconnaître à la physique mathématique un pouvoir qui dépasse celui du repérage pragmatique sans adopter une certaine forme de réalisme mathématique. C’est, nous semble-t-il, qu’un pas majeur restait à effectuer pour passer des thèses de l’Étude à la formule définitive du rationalisme bachelardien. Celui-ci consiste à repenser « l’être géométrique », qui constitue la solution proposée par l’Étude à la question des conditions de possibilité d’une physique mathématique, pour le considérer non plus comme un être naturel aux propriétés exceptionnelles, comme c’était le cas avec le cristal, mais comme un phénomène techniquement produit au sein de la démarche scientifique. Que cette revendication d’une phénoménotechnique comme une dimension essentielle et légitime de la démarche scientifique n’ait rien eu d’évident, c’est ce dont témoigne notamment un passage de l’Étude où Bachelard défend les travaux de Fourier de « la critique souvent répétée que le physicien ne part pas du fait brut, mais d’un fait instrumentalisé », non pas en contestant le principe même de cette critique, mais en montrant qu’elle ne saurait s’appliquer à Fourier qui est parti « d’un fait dans toute l’acception empirique du terme » (EEPP, p. 58). Pourtant, dans les hésitations des chapitres de l’Essai sur la connaissance approchée consacrés à la mesure expérimentale et à la technique, on peut voir se dessiner les axes d’une réévaluation de l’instrumentation dans l’établissement d’une connaissance du réel. Le ressort de cette réévaluation consiste à montrer qu’on ne saurait même parler de réel sans admettre tacitement certaines conditions de détection, comme la possibilité d’être localisé. Cela mis au jour, la connaissance scientifique qui étudie des phénomènes définis théoriquement et isolés techniquement ne saurait plus être condamnée comme une réduction artificielle du domaine de la connaissance, et doit plutôt être considérée comme l’explicitation et la variation méthodique des procédures de détection et d’isolement que le sens commun opérait d’une manière irréfléchie. Ce sont ces exigences qui permettent d’ouvrir des horizons de progrès au sein de l’expérience, qui sont sans commune mesure avec les efforts minutieux d’une observation naïve.
De ce point de vue, la « dialectique de la raison et de l’expérience » présentée dans l’avant-propos du Nouvel esprit scientifique résorbe les tensions des deux premiers ouvrages, tout en conjuguant leurs exigences. Si l’on considère que la démarche scientifique s’efforce de réunir les ressources d’exploration théorique fournies par les mathématiques constructives, et les ressources d’exploration expérimentales fournies par les variations techniques du phénomène, on se donne les moyens de penser le phénomène scientifique comme un « être géométrique », tout en évitant les deux écueils opposés d’un réalisme mathématique et d’une mathématisation pragmatique : loin de simplifier le phénomène en n’en retenant que les grands traits, la théorie indique par ses recherches propres des possibilités expérimentales que l’on cherchera à réaliser techniquement ; et loin que ce pouvoir prophétique des mathématiques ne puisse être expliqué sans une forme de platonisme, on doit insister sur la nécessité pour une théorie de se réformer au contact de l’expérience.
Mots clefs : objectivité ; rationalisme ; réalisme ; mathématisation ; phénoménotechnique ; Bergson