Les textes que nous présentons ici, dans le but de donner un premier accès à la vie et à l'oeuvre de Gaston Bachelard et d'introduire à sa pensée, sont tirés d'un ouvrage publié en 1997 aux Editions Universitaires de Dijon et intitulé Gaston Bachelard - Un rationaliste romantique, 3e éd. augmentée, 2006, ISBN 2-906645-59-1.
Nous tenons à remercier les auteurs et les éditeurs de cet ouvrage, ainsi que les responsables du Centre de Recherche Gaston Bachelard de l'Université de Bourgogne, de nous avoir permis de présenter quelques extraits de ce texte en guise de porte d'entrée dans la vie et l'oeuvre du philosophe.
Quatrième de couverture
"Cette double présentation de la vie et de l'œuvre de Gaston Bachelard (1884-1962) souhaite contribuer à la (re)lecture d'une pensée plus secrète et plus complexe que ne le laissent croire certaines interprétations stéréotypées. Nul n'est prophète en son pays, et les études bachelardiennes semblent aujourd'hui plus florissantes en Amérique latine ou en Extrême-Orient que dans l'espace culturel français. Ce paradoxe ne doit-il pas nous inciter à de nouvelles approches, face à une écriture philosophique qui est aussi, et peut-être surtout, un enchantement ?"
Gaston Bachelard, philosophe surnuméraire
Par Pascal NOUVEL
"Gaston Bachelard est né à Bar-sur-Aube le 27 juin 1884, ville dans laquelle ses parents tenaient un dépôt de journaux. Il entre, en 1903, dans l'administration des postes comme surnuméraire à Remiremont, dans les Vosges. Surnuméraire : celui qu'on n'attendait pas, et qu'il a bien fallu finalement mettre quelque part. Celui qui n'a pas tout à fait sa place. Ce pourrait être une définition pour le philosophe.
En 1907, toujours employé des postes, il sera nommé au bureau parisien de la Gare de l'Est, ce qui lui permettra d'entreprendre des études en vue de la préparation d'un concours d'ingénieur des postes auquel il échouera, en 1912. Il passe tout de même avec succès une licence de mathématiques. De 1914 à 1919 :mariage (8 juillet 1914), guerre 1914-1918 (mobilisé le 2 août 1914 dans le régiment du 12ème dragon de Pont-à-Mousson, démobilisé le 16 mars 1919), naissance de sa fille Suzanne (18 octobre 1919 à Voigny)/ mort de sa femme Jeanne (1920). À la même époque : début de son activité de professeur de physique et de chimie au collège de Bar-sur-Aube (année 1919-1920), début de ses études de philosophie (licence en 1920/ agrégation en 1922). En 1927, il soutient sa thèse de philosophie, qui sera couronnée l'année suivante par l'Académie des sciences, et donnera lieu à la publication de L'Essai sur la connaissance approchée. En 1930, il est nommé professeur de philosophie des sciences à la faculté de Dijon.
De 1932 à 1938 s'écouleront six années qui seront en particulier marquées, dans la production du philosophe, par la publication de L'intuition de l'instant (1932) et de La dialectique de la durée (1936). Il s'agit là des deux seuls livres ouvertement métaphysiques de Gaston Bachelard. Ils se présentent comme des attaques contre Bergson, ou plus exactement contre la notion de continuité chez Bergson : « du Bergsonisme nous acceptons presque tout sauf la continuité »*1. Rouerie magistrale, car mettre de côté/ dans l'oeuvre de Bergson, la con- tinuité (qui s'exprime en particulier dans le concept de durée), c'est la mettre à l'écart dans son ensemble."
[...]
Succès des successions
"1955 : 18 avril, Albert Einstein meurt à Princeton à l'âge de 76 ans. Maurice Blanchot publie L'espace littéraire. La philosophie pari- sienne est désormais majoritairement existen- tialiste et engagée. Raymond Aron en dénonce les effets délétères dans L'opium des intellectuels. Claude Lévi-Strauss publie Tristes tropiques et Raymond Queneau les notes de cours de Kojève sur Hegel. Le 19 janvier, Gaston Bachelard vient de donner son dernier cours à la Sorbonne. Jean Lescure était dans la salle. Il a retranscrit quelques notes : « Je ne m'en vais pas de cette Sorbonne le cœur guilleret. Je me suis donné à l'enseignement »18.
Georges Canguilhem qui lui succédera à la Sorbonne comme à l'Institut d'Histoire des Sciences et des Techniques a publié la même année l'un de ses plus grands livres La formation du concept de réflexe aux XVIIe et XVIIIe siècles qu'il a dédié à Bachelard. En 1963, peu après la mort de Bachelard (survenue le 16 octobre 1962), Georges Canguilhem écrira : « En renouvelant aussi profondément le sens de l'histoire des sciences, en l'arrachant à sa situation jusqu'alors subalterne, en la promou- vant au rang d'une discipline philosophique de premier rang, Gaston Bachelard a fait plus que frayer une voie, il a fixé une tâche »19.
En 1977, il semble que la tâche ait fait davantage que d'être simplement reprise, elle a aussi été transmise et transformée. Canguilhem écrit: «l'introduction, à partir de 1967-1968 dans mon enseignement ou dans quelques articles et conférences, du concept d'idéologie scientifique, sous l'influence des travaux de Michel Foucault et de Louis Althusser, n'était pas seulement une marque d'acquiescement accordée à ces contributions originales en déontologie de l'histoire des sciences. C'était une façon de rafraîchir, sans la rejeter, la leçon d'un maître dont j'avais lu les livres, faute d'avoir pu suivre les cours, la leçon de Gaston Bachelard dont, quelques libertés qu'ils aient prises avec elle, mes jeunes collègues s'étaient en fait inspirés et fortifiés »20.
Fortifiés en particulier, peut-être, par une certaine manière de se décrocher des questions rebattues, des questions « à la mode », dont Bachelard avait pu leur montrer ce qu'elle avait de plus positif et qu'il avait pratiquée lui- même, au risque d'apparaître parfois, parmi les philosophes, comme le surnuméraire, celui qui n'est pas du nombre. "
18. J. Lescure, op. cit., p. 208.
19. G. Canguilhem, « L'histoire des sciences dans l'œuvre épistémologique de Gaston Bachelard » in Annales de l'Uni- versité de Paris, Paris, 1963, p. 24-39.
20. G. Canguilhem, Idéologie et rationalité dans l'histoire des sciences de la vie, Vrin, Paris, 1977, p. 9.
Janus et la Mélancolie
Par Jean LIBIS
"Gaston Bachelard est d'abord porté par le mouvement de la science tel qu'il le décrypte dans les ébranlements de la physique contemporaine : mouvement dont il va non seulement analyser les procès mais qu'il va exalter dans son autonomie croissante, dans sa capacité à affronter et à réduire l'irrationalité foncière du réel. Structurant toujours plus le champ de ses applications, l'espace de sa phénoménotechnique, la science est la véritable école de la raison, qu'elle distend par un effet de retour, et dont elle multiplie les lieux de fécondité. Ainsi se profile la perspective globale d'un surrationalisme, et ceci d'autant plus que la rationalité en acte découvre que les obstacles épistémologiques les plus tenaces sont immanents au fonctionnement même de l'esprit humain. Il va donc falloir psychanalyser de part en part, au prix d'un refoulement difficile et joyeux, cette énergie mentale dont un positivisme hâtif aurait mésestimé les zones d'ombres.
Vont alors pulluler les images, que le philosophe en un second temps prendra en charge d'une façon diamétralement opposée. Car l'image n'est pas seulement l'élément mythogène et l'impureté épistémologique dont on peut recenser les germinations au creux de l'inconscient collectif. L'image va devenir le facteur irréductible d'un triple mouvement d'émancipation : à l'égard du passé temporel et de toutes les indurations douloureuses qui s'y inscrivent; à l'égard du travail conceptuel, qu'elle remet en perspective dans le cadre d'une critique de l'épistémologie pure ; enfin à l'égard de la fonction du réel qui fait de nousdes êtres béants, des laissés-pour-compte de la songerie.
En ce sens la philosophie de Gaston Bachelard renoue bel et bien avec l'antique préoccupation d'une sagesse, le souci d'habiter dans le monde. Elle n'en est pas pour autant lénifiante, ni porteuse d'idéologies récupérables. On a parfois souligné, à juste titre, qu'elle s'apparente à une thérapeutique, et que son dialogue paradoxal avec la psychanalyse s'avère emblématique à plus d'un titre. S'il existe une mélancolie bachelardienne dont la tonalité confine sans doute au pessimisme et qui s'exprime parfois dramatiquement, il s'agit en revanche d'un pessimisme sans complaisance à soi, d'une adhésion active à un "vouloir-vivre" qui est, tout aussi bien, une volonté d'images.
La solitude est certainement le fin mot de cette œuvre qu'on a trop souvent lénifiée, ou circonscrite à un eudémonisme de bon ton. Toutefois la solitude est en même temps le lieu de cette sublimation, et cet appel de verticalité dont les références récurrentes à l'oeuvre de Nietzsche donnent l'étonnante coloration. Si Bachelard est resté silencieux sur plusieurs pans entiers de l'interrogation philosophique — le politique, le théologique et, dans une mesure moindre, l'éthique — c'est que la solitude n'est pas compatible avec la pente collective de nos consolations. Toute lucidité se paye ainsi du prix de la mélancolie. « Dans nos cavernes, qui nous aidera à descendre ? Qui nous aidera à retrouver, à reconnaître, à connaître notre être double qui, d'une nuit à l'autre, nous garde dans l'existence. Ce somnambule qui ne chemine pas sur les chemins de la vie, mais qui descend, toujours descend à la quête de gîtes immémoriaux »52. "
52. La poétique de la rêverie, p. 128.