La Psychanalyse du feu
Approche proposée par Jean LIBIS, Président de l'Association des Amis de Gaston Bachelard.
"La psychanalyse du feu est certainement le premier ouvrage que l’on devrait conseiller à celui ou celle qui désire faire connaissance avec l’œuvre de Gaston Bachelard. Il n’est peut-être pas le plus génial, ni le plus fascinant, mais il projette sur cette œuvre un éclairage irremplaçable. Il nous permet de rentrer directement dans le cœur de l’œuvre. Et cette opération s’avère encore plus éclairante si l’on aborde ensuite, et presque en parallèle, la lecture de La formation de l’esprit scientifique.
Les publications de Bachelard s’étirent dans le temps de 1928 à 1961. Et La psychanalyse du feu paraît très exactement en 1938, la même année queLa formation de l’esprit scientifique. Cette date n’est pas indifférente. Bachelard lui-même, dans une lettre à Jean Paulhan, a affirmé à quel point ces deux ouvrages étaient liés dans son esprit (1).
On ne redira jamais assez que Bachelard a d’abord une très solide formation de mathématicien, de physicien et de chimiste. Il est non seulement compétent et accueillant à l’égard de la culture scientifique : il est enthousiaste et presque militant. Les premiers ouvrages qu’il publie traitent d’épistémologie, c’est-à-dire de philosophie des sciences. Toutefois il faut noter deux exceptions : L’intuition de l’instant et La dialectique de la durée, qui abordent ce qu’on pourrait appeler une métaphysique du Temps. Les autres livres, répétons-le, s’intéressent à la nature de la science contemporaine et s’adressent à des lecteurs suffisamment avertis.
De ce point de vue, on peut dire que La psychanalyse du feu est le premier ouvrage dans lequel Bachelard aborde en sympathie la question de l’image. À dire vrai, c’est un livre de transition, mais à partir duquel le philosophe va aborder une nouvelle direction de recherche, tout en restant sur un autre plan fidèle à ses préoccupations scientifiques et épistémologiques. C’est bien pourquoi La formation de l’esprit scientifique et La psychanalyse du feu pourraient être considérés comme deux frères jumeaux dont les significations respectives sont en quelque sorte inverses l’une de l’autre : le premier étudie l’image comme obstacle à la connaissance objective, le second étudie l’image comme foyer de rêverie et source de création littéraire.
À cet égard, l’Avant-propos est d’une importance capitale. Dans la réflexion initiale sur la notion « d’objet », Bachelard rappelle que le choix d’un objet ne nous rend nullement objectif. Nous croyons choisir alors que souvent nous sommes choisis à notre insu. Un exemple simple peut ici nous éclairer : si je dis que Florence est la plus belle ville du monde, c’est d’abord parce que je l’ai entendu dire. Mon jugement d’emblée dépend d’un discours collectif : le mythe de Florence est très présent dans l’imaginaire collectif. Pour m’en faire une idée personnelle il faudrait non seulement que je visite Florence mais aussi toutes les autres villes du monde qui disposent d’une image flatteuse (Paris, Venise, Saint-Pétersbourg, etc.). De plus si je me rends effectivement à Florence pour juger sur place, il est possible que mon jugement soit faussé par le mauvais temps, une grippe, un hôtel médiocre, etc., ou l’inverse.
Dans tous les cas de figure, l’objectivité n’est nullement première. Ce qui est premier, c’est l’opinion, la rumeur publique, le préjugé, l’imagination. Par là on saisit bien que l’image n’est pas d’abord un vecteur de la connaissance. Elle en est même tout le contraire. L’image, dans son sens le plus large, est un voile interposé entre l’objet et nous. Elle est un obstacle, elle nourrit les obstacles épistémologiques analysés dans La formation de l’esprit scientifique. Et c’est pourquoi Bachelard, tant qu’il se situe sur le plan de la connaissance, insiste sur la nécessité d’une rupture, d’un rejet, d’une critique. « En fait l’objectivité scientifique n’est possible que si l’on a d’abord rompu avec l’objet immédiat, si l’on a refusé la séduction du premier choix, etc.… » (p.9)(2). Pour connaître la ville de Florence, il faut en étudier l’histoire, prendre le temps d’y séjourner, éviter la saison touristique, apprendre si possible la langue italienne, explorer les lieux moins connus, etc. Evidemment cela constitue une tâche longue, parfois ardue, à laquelle le sujet humain n’est pas toujours disposé à se soumettre. La connaissance est pourtant à ce prix, et elle est en en théorie indépendante de l’émerveillement (ou du rejet).
Est-ce à dire que l’image doive être surveillée, voire censurée ? Oui et non et c’est là que la pensée de Bachelard se fait profondément originale. Sur le plan de la connaissance de l’objet (celui de la connaissance d’autrui relève encore d’autre chose), on vient de le voir : la prudence et l’esprit critique sont résolument de mise. Mais Bachelard pressent un autre plan, qu’il va développer longuement dans ses livres ultérieurs. S’il s’agit de rêver l’objet, de l’épouser par l’imagination, d’en jouir par une libre rêverie, alors une tout autre attitude est possible. Et celle-ci nous sera notamment offerte par l’univers des poètes. « Les axes de la poétique la science sont d’abord inverses. Tout ce que peut espérer la philosophie, c’est de rendre la poésie et la science complémentaires, de les unir comme deux contraires bien faits » (p.10).
Ce passage est capital. Malheureusement il est aussi la source d’un contresens fréquent. À le lire hâtivement, on pourrait croire que les axes de la poésie et de la science étant d’abord inverses, on pourrait concevoir un « plus tard » ou un « après » dans lesquels l’inversion se changerait en convergence. Or jamais dans l’œuvre ultérieure du philosophe on ne rencontrera ni une telle convergence, ni une opération de synthèse. Chez Bachelard, la science et la poésie sont deux activités mentales irréductibles l’une à l’autre. Une chose est de penser scientifiquement. Une autre est de rêver poétiquement. Les deux attitudes sont légitimes, mais résolument distinctes, du moins en principe.
Il y a là une ouverture d’une fécondité extraordinaire à condition qu’on tienne compte de cet écart et qu’on ne veuille pas le réduire à tout prix. Si l’on mélange sans précaution l’attitude scientifique et l’attitude poétique on aboutit à du galimatias et l’on fait dire à Bachelard ce qu’il n’a pas voulu dire. Nous affirmions que les deux attitudes sont distinctes, du moins en principe : car dans la vie réelle, quotidienne, spontanée, de l’esprit, les deux attitudes au contraire se mélangent et déteignent l’une sur l’autre à notre insu. D’où la nécessité d’un tri, d’un travail de rangement. Plus précisément Bachelard nomme « psychanalyse » cette invitation à déceler derrière nos convictions et nos images des désirs cachés, surgis de l’inconscient.
Le FEU va alors servir de terrain d’expérience et Bachelard nomme psychanalyse du feu cette recension des images, des rêveries, des fantasmes produits en nous par les évocations et le spectacle du feu. Or le philosophe nous prévient : le feu est tellement universel et tellement porteur de fascination que « l’attitude objective n’a jamais pu se réaliser » à son égard. Toujours nous rêvons le feu avant d’en parler de façon neutre. Et cette neutralité même, ici, semble impossible à atteindre, au dire même de Bachelard. Lorsqu’il écrit que « les intuitions du feu restent chargées d’une lourde tare », (p.11), il ne formule pas un jugement d’ordre moral. Il veut dire simplement que le feu obsède l’imagination de l’être humain depuis des temps immémoriaux. C’est d’ailleurs ce que va nous montrer ce livre durant tout son parcours.
Or, d’un point de vue scientifique, en revanche, le feu est totalement désuet. Les chimistes n’étudient plus le feu. Le feu n’existe plus comme substance chimique. Il n’est pas un objet que la science puisse étudier. Dans un de ses premiers livres, et Bachelard le rappelle ici, il a étudié la propagation de la chaleur dans les solides. C’était un problème de pure physique, et si l’on veut bien se donner la peine d’y jeter un œil, on voit la différence radicale qui sépare l’Etude sur l’évolution d’un problème de physique (1928) de La psychanalyse du feu (1938). C’est la différence qui sépare le PENSEUR de l’HOMME PENSIF. Cette distinction, indiquée explicitement par l’auteur à la page 12 de ce dernier ouvrage, est capitale. Elle commande toute la philosophie ultérieure de Bachelard. Le penseur – ici le physicien – étudie objectivement, ou le plus objectivement possible, le phénomène de propagation de la chaleur ; il établit des mesures, des relations, des lois ; il est dans le domaine du quantitatif. L’homme pensif au contraire se laisse absorber par la rêverie devant le feu, les images en lui se libèrent, il est dans le domaine de la qualité. Et Bachelard réitère avec force ce qu’il nous faut bien appeler un avertissement. « Nous aurons dit-il, de multiples occasions de montrer les DANGERS, pour une connaissance scientifique, des impressions primitives, des adhésions sympathiques, des rêveries nonchalantes » (p.12). On ne peut pas mieux dire ! La rêverie n’est pas la complice de la science, elle en est l’obstacle. Le philosophe ne dérogera jamais de ce principe. Mais à partir de La psychanalyse du feu, il va apporter davantage, toujours davantage, une attention soutenue à la rêverie elle-même. Ce qui veut bien dire fondamentalement ceci : la science et la rêverie peuvent également solliciter l’attention du philosophe, à condition qu’il ne les confonde d’aucune manière."
(1)- Jean-Luc Pouliquen a écrit l’historique de cette double publication dans l’article liminaire inclus dans L’imaginaire du feu. Approches bachelardiennes, sous la direction de Martine Courtois, Jacques André Editeur, Lyon, 2007.
(2)- J’utilise ici la pagination proposée dans la collection Idées/Nrf.William Blake, Second Livre prophétique, tard. Berger, p. 143.
L'inconscient de l'esprit scientifique. Rêverie savante et rêves des savants
Michèle Pichon
Ce texte a été initialement publié dans le Bulletin 2007 de l'Association des Amis de Gaston Bachelard. Voici la référence détaillée : PICHON, Michèle, "L'inconscient de l'esprit scientifique. Rêverie savante et rêves des savants", in La formation de l'esprit scientifique et la séduction des images, Bulletin de l'Association des Amis de Gaston Bachelard, n°9, 2007.
Michèle Pichon nous propose ici une analyse méthodique et rigoureuse d’un ouvrage majeur, La formation de l’esprit scientifique, qui occupe dans l’œuvre de Bachelard une place tout à fait exceptionnelle. D’une part, sur le terrain épistémologique, ce livre est un des plus vivants, les plus alertes, les plus accessibles, que le philosophe ait octroyés à ses lecteurs. D’autre part, sur le terrain de l’imaginaire, il rime très exactement avec la psychanalyse du feu, dont il est rigoureusement contemporain. Ce que le premier diagnostique comme « obstacle épistémologique », le second le repère comme nœud d’images, comme « complexe » incrusté dans l’inconscient et l’imagination. Ces deux ouvrages sont donc à la fois symétriques et complémentaires.
Michèle Pichon est agrégée de philosphie, docteur en philosophie. Elle est l’auteur d’un ouvrage intitulé: “Esthétique et épistémologie du Naturalisme abstrait. Avec Bachelard, rêver et peindre les éléments”, Edition L’Harmattan, 2005. Elle a publié divers articles sur le Naturalisme abstrait et sur l’urtilisation de l’outil informatique et de la géométrie fractale dans les arts plastiques.
Texte
Comment se forme l’esprit scientifique? Comment l’esprit accède-t-il à la science? Par une démarche d’abstraction: abstraction géométrique d’abord, encore enracinée dans le visuel et dont le but est descriptif, abstraction pure ensuite, qui tente de déterminer le pourquoi mathématique des phénomènes.
Au cours de l’histoire, cette marche vers l’abstraction se trouve entravée par des préjugés et des modes de pensée qui font obstacle à son progrès et que Bachelard nomme obstacles épistémologiques. Il ne s’agit pas, précise-t-il, d’obstacles externes, dus à l’insuffisance de nos moyens d’observation et d’expérimentation ou aux limites de nos facultés cognitives. Ils ne concernent ni le sujet, ni l’objet de la connaissance. Ils concernent le rapport du sujet à l’objet: “... C’est dans l’acte de connaître, intimement, qu’apparaissent, par une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles.”(1)
Dans La formation de l’esprit scientifique, Bachelard étudie essentiellement la période des seizième, dix-septième et dix-huitième siècles, correspondant, avec l’Antiquité classique, à un premier âge de la pensée scientifique qui est en réalité un état préscientifique. L’auteur analyse un certain nombre d’obstacles épistémologiques présents de manière évidente dans la pensée et le discours des auteurs de l’époque. Il montre comment ces modes de pensée ont pu entraver ou orienter dans une direction peu pertinente, voire absurde, une recherche fondée parfois, au départ, sur des intuitions ou des observations judicieuses.
On considère souvent ce texte de Bachelard comme un ouvrage d’histoire des sciences dont l’objet serait l’étude d’une période révolue, celle des balbutiements de la pensée scientifique que nous pourrions traiter comme des curiosités amusantes, la science de notre époque étant heureusement préservée de tels égarements. En réalité, il s’agit d’une approche épistémologique dont le but est d’étudier la formation de l’esprit scientifique. Or, l’évolution psychologique qui conduit à l’abstraction est complexe. Il ne s’agit pas d’un progrès continu. Il y a une “somnolence du savoir” qui empêche sa remise en question permanente de sorte que des vestiges de croyances anciennes peuvent subsister dans un esprit déjà en marche vers l’abstraction. D’autre part, les modes de pensées qui font obstacle à l’abstraction reposent le plus souvent sur des symboles inconscients, des images ou des valeurs inconscientes qui résistent aux premières rationalisations. L’épistémologue devra donc procéder à une véritable psychanalyse de la connaissance scientifique.
A toute époque, chaque individu doit effectuer ce chemin vers l’abstraction s’il veut accéder à la science. Or, nul n’étant à l’abri des préjugés issus de l’expérience première ou des intuitions premières, de tout un stock de croyances irrationnelles héritées du passé, chacun va devoir spirituellement rajeunir pour accéder à la science. Mais tous ne font pas ce chemin. L’école n’apporte au plus grand nombre que des rudiments de culture scientifique et seuls ceux qui choisiront des filières dites scientifiques pourront acquérir une véritable formation de l’esprit à l’abstraction scientifique. Il n’est donc pas surprenant de constater que des esprits dotés, en sciences humaines et en littérature, d’une solide culture, adhèrent néanmoins à des croyances irrationnelles largement partagées par les hommes du seizième ou du dix-septième siècle, constitutives des principaux obstacles au progrès de la science. L’intérêt, voire l’engouement pour l’astrologie, la voyance ou certaines médecines dites parallèles dont les résultats ne sont pas vérifiés, ne sont pas l’apanage d’esprits incultes. “Une société cultivée ne constitue pas vraiment une cité savante”, nous dit Bachelard.(2)
Ceux qui accèdent à la science, ceux qui consacrent leur vie à la recherche scientifique, sont-ils pour autant définitivement libérés des modes de pensée contre lesquels ils ont du lutter pour acquérir leur formation? Ce n’est pas certain. “Même chez l’homme nouveau, il reste des vestiges du vieil homme. En nous, le dix-septième siècle continue sa vie sourde...” (3)
Chez les individus les plus exercés à la pratique des sciences, il est possible de mettre au jour un inconscient de l’esprit scientifique dont les manifestations peuvent être repérées à deux niveaux: d’une part, au niveau des objectifs que se fixe la pensée scientifique pour orienter ses recherches et, d’autre part, au niveau verbal, celui des modes d’expression de cette pensée.
Certains rêves anciens qui, dans les siècles précédents, ont entravé le progrès de la recherche, la conduisant souvent à des impasses, peuvent, paradoxalement, constituer aujourd’hui des présupposés susceptibles de l’orienter de manière positive vers des expériences fécondes et de nouvelles découvertes. Si l’on s’intéresse, d’autre part, à tout un vocabulaire dont l’élaboration est exigée par la découverte et la conceptualisation de nouveaux champs de réalité, on s’aperçoit qu’il porte en lui un stock d’images et de symboles, vestiges d’anciens modes de pensée qui, abandonnés depuis longtemps au niveau de l’explication, survivent à celui de l’expression.
A quoi rêvent les savants d’aujourd’hui? Rêves productifs au service de la connaissance? Inutiles voire dangereux vestiges d’un autre temps? A la lumière de l’analyse bachelardienne, nous examinerons quelques exemples de manifestations d’un inconscient de l’esprit scientifique dans le discours et dans les présupposés de la science contemporaine.
Les ouvrages de vulgarisation scientifique sont souvent remplis d’images destinées à illustrer et éclaircir des idées abstraites. Il n’y a rien de répréhensible dans cette pratique qui vient en aide à la raison. Une certaine vigilance s’impose néanmoins tant l’image a le pouvoir de séduire la raison. Entre exprimer et expliquer, le pas peut être aisément franchi par le lecteur peu averti.
C’est précisément le propre de l’esprit préscientifique d’user d’images comme de principes explicatifs. Il s’agit là d’un obstacle épistémologique. Qui croit détenir une explication est dispensé d’autres recherches.
Nombre de grands esprits furent séduits et bloqués dans l’imagerie première. L’auteur développe longuement un exemple: celui de l’éponge. Descartes utilise cette image qui montre, selon lui, comment une matière particulière s’emplit d’une autre matière. “La métaphysique de l’espace chez Descartes est une métaphysique de l’éponge”, observe ironiquement Bachelard.(4) Au dix-huitième siècle, Réaumur explique que l’eau pénètre les grains de l’air comme une éponge et pour Franklin, la matière est une espèce d’éponge pour le fluide électrique.
Dans la science moderne, l’analogie vient après la théorie qu’elle a pour fonction d’illustrer. Dans la pensée préscientifique, elle précède la théorie et en usurpe la fonction explicative.
Conscient et maîtrisé, le pouvoir séducteur de l’image sert la raison. Mais peut-il l’être entièrement? Certes le chercheur d’aujourd’hui ne croit pas au pouvoir explicatif des images. Mais certaines poursuivent une vie sourde, profondément enracinées dans l’inconscient. Leurs manifestations dans le discours scientifique ne représentant pas un réel danger pour la connaissance rationnelle, on leur prête peu d’attention. L’épistémologue qui se propose de psychanalyser ce discours peut cependant découvrir là d’intéressants vestiges d’une pensée préscientifique.
Lorsque la science découvre de nouveaux objets, il faut bien les nommer pour pouvoir les penser et les étudier. Au fur et à mesure que progressait la connaissance du monde microscopique, on vit se constituer un vocabulaire dont la dimension poétique peut paraître surprenante si on la compare à l’austérité du langage de la mécanique classique. On nous parle du charme, de la beauté ou de la saveur des particules élémentaires. Comme quoi la pénétration dans l’intimité de la matière ouvre les ailes à l’imagination... La raison doit rester vigilante.
Il n’est pas question de remettre en cause la rigueur mathématique de la définition des concepts. Il s’agit des mots et certains d’entre eux portent de très anciennes images qui eurent leur heure de gloire dans le discours savant. En voici deux exemples:
Les gluons sont des particules élémentaires qui agissent comme des intermédiaires de l’interaction forte. Ils confinent les quarks ensemble. Certaines particules portent un nom dérivé de celui du physicien auquel on en attribue la découverte comme les bosons ou les fermions. Pourquoi avoir choisi le mot gluon? Il est probable qu’il trouve son origine dans une image première: pour lier solidement des choses ensemble, on les colle. Pour permettre l’existence des protons et des neutrons, il faut bien que les quarks soient liés à l’intérieur par une sorte de “colle”. On voit comment intervient dans cette image une substantification du phénomène. L’esprit préscientifique procédait de la même manière avec les phénomènes électriques. Si certains corps “s’attachent” à des corps électrisés, c’est que le fluide électrique est une substance qui possède une qualité “glutineuse”. L’électricité est une “colle”, une “glu”. On ne décrit pas seulement par un mot. On explique par une pensée tirée de l’expérience première.
Le spécialiste de chromodynamique quantique sait décrire mathématiquement l’interaction forte et ne confond pas les gluons avec une colle, même s’il utilise parfois ce terme pour exprimer le phénomène. Il reste que le choix du mot témoigne de la présence d’une image première endormie dans l’inconscient, d’une forme de pensée archaïque qui tend à substanfier le phénomène et qui constituait naguère un obstacle à la connaissance, l’obstacle substantialiste.
Il existe différentes sortes de quarks, différentes saveurs. D’où peut venir cette appréciation gourmande des particules élémentaires? L’image est issue des données immédiates de l’expérience sensible. L’esprit préscientifique attribuait au courant électrique toutes sortes de fausses qualités, notamment un goût. On prêtait en effet à cette matière subtile le pouvoir de s’imprégner des substances qu’elle traversait. En rapprochant deux électrodes sur le bout de la langue, on était donc en mesure de goûter le courant électrique modifié par son passage dans diverses matières. Certes, la propriété nommée saveur obéit à une définition mathématique parfaitement rigoureuse et nul ne se propose aujourd’hui de goûter les quarks! Mais le choix du mot semble bien manifester encore une résurgence de ce mode de pensée qui attribue aux phénomènes des qualités issues de l’expérience sensible et les substantifie.
On trouvera aisément d’autres exemples de tels vestiges dans des images couramment utilisées dans le discours scientifique. Il est fréquent de parler de la durée de vie des particules élémentaires ou de la mort des étoiles. Chacun comprend ce qu’exprime l’image: des quarks aux galaxies, tous les êtres de l’univers sont marqués de la flèche du temps.
Attribuer à des êtres inanimés des propriétés propres au vivant est un mode de pensée caractéristique de l’esprit préscientifique. A une époque où il aurait du faire scandale compte tenu des progrès déjà effectués dans les domaines de la physique et de la chimie, on constate qu’il constituait encore un obstacle à la connaissance rationnelle. Par une inversion de l’ordre de la complexité, on considérait les matières organiques comme plus simples à étudier et les phénomènes biologiques servaient de moyens d’explication pour les phénomènes physiques.
L’esprit préscientifique prête à la vie un caractère universel. A la fin du dix-huitième siècle, on attribue encore des maladies aux métaux. La rouille, par exemple, est considérée comme une imperfection ou une maladie. Le mythe de la fécondité des mines et des carrières ne disparaîtra qu’au dix-neuvième siècle. L’invention du microscope a permis de majorer encore le privilège accordé aux phénomènes biologiques. Si l’on décèle dans le minéral des structures pouvant suggérer une analogie avec le vivant, on y voit l’indice d’une vie plus ou moins obscure.
L’idée d’une histoire de l’univers, rendue possible par l’observation du mouvement des galaxies, est étrangère aux hommes d’avant le vingtième siècle. Nous savons aujourd’hui, que la vie est une étape dans un long processus d’organisation et de complexification de la matière, que notre histoire a commencé dans l’explosion dont est né l’univers, s’est poursuivie au coeur des étoiles, puis dans l’océan primitif de la Terre. La conscience de cette continuité entre la matière inanimée et le vivant a-t-elle réveillé la croyance ancienne à l’existence d’une vie universelle, croyance activement présente dans le psychisme de l’enfant que fut chacun de nous?
Les images dont use le discours scientifique expriment et n’ont aucune prétention à expliquer. Sont-elles pour autant dépourvues du danger de bloquer la démarche rationnelle? Ce n’est pas sûr. Bachelard met en garde les enseignants contre l’usage facile des images et du caractère pittoresque de certaines expériences. Croyant ainsi solliciter l’attention des élèves, on crée des centres de faux intérêt qui les éloignent de l’abstraction nécessaire à la formation de l’esprit scientifique. De même que le jeune élève, le lecteur cultivé mais non suffisamment formé à la pratique des sciences, ne court-il pas le risque d’en rester aux images, de croire, comme l’homme des siècles précédents, que posséder une image, c’est posséder une explication ? Le rêve contrebalance l’austérité de l’apprentissage des sciences. Il peut aussi bien servir la connaissance que lui faire obstacle.
Procéder à des généralisations hâtives procure une grande jouissance intellectuelle, mais représente un danger pour la connaissance. L’énoncé d’une loi générale, même vraie, immobilise la pensée. Lorsqu’on affirme: “Dans le vide, tous les corps tombent à la même vitesse”, la notion essentielle d’accélération est occultée. La recherche hâtive du général peut conduire à des généralités mal placées. La pensée qui se fonde sur des généralités enregistrées à partir des données des sens constitue un obstacle épistémologique majeur.
Un concept dont l’extension est quasi sans limite perd toute valeur explicative. Bachelard analyse deux exemples de faux concepts scientifiques formés à partir d’une observation empirique des phénomènes: la coagulation et la fermentation.
En 1669, L’Académie propose une étude du fait général de la coagulation et tente d’en déterminer les différentes espèces. L’imprécision du concept en compréhension permet son extension aux phénomènes les plus variés. On part des produits animaux, lait, sang, graisses... et on observe qu’ils se coagulent par refroidissement. On passe donc aisément à la solidification des métaux fondus, puis à la congélation de l’eau qui deviennent des formes de coagulation. L’érudition intervenant, on passe à la généralité pédante: on parle de coagulation “transmutative”, celle qui transforme le bois en pierre, le chyle en membres solides chez les animaux, etc...
Le concept de fermentation, pourtant utile, donna lieu à des applications tout aussi insensées. Définie au dix-huitième siècle comme un mouvement intestin entre les parties insensibles d’un corps duquel résulte un nouvel arrangement de ces parties, la fermentation touche d’abord le règne animal et le règne végétal, la digestion constituant un cas privilégié. Puis elle est étendue au règne minéral. Un luxe d’adjectif suffit pour distinguer diverses sortes de fermentation: acerbe, alcaline, austère.... Même les phénomènes électriques sont considérés comme des fermentations.
La valeur d’un concept scientifique se mesure à la précision de sa définition qui en interdit l’application à un ensemble de plus en plus en plus hétéroclite de phénomènes. Si son enrichissement en extension s’avère nécessaire, on doit en déterminer les conditions et il doit reposer sur des preuves expérimentales. La pensée scientifique recherche la cohérence compréhensive et non la somme extensive. Elle s’efforce de préciser et de limiter.
La tendance à généraliser peut opérer sur des ensembles si vastes qu’ils englobent tous les phénomènes naturels. L’esprit préscientifique en réalise à bon marché l’unité d’explication par un seul principe. La pensée entre alors en possession d’une sorte de principe cosmogonique, d’une véritable clef pour comprendre l’univers et c’est l’occasion d’une jouissance intellectuelle encore plus grande.
Au Moyen-Age et à la Renaissance, de nombreuses théories sont fondées sur des analogies: entre les astres et les métaux, entre les métaux et les parties du corps. Une sorte de triangle universel unit le Ciel, la Terre et l’Homme. Au dix-huitième siècle cette pensée unitaire est encore largement présente, non seulement dans la littérature, mais aussi dans le discours scientifique. De nouveaux phénomènes sont candidats au principe d’unité. C’est notamment le cas des phénomènes électriques par lesquels certains esprits tentent d’expliquer tous les phénomènes de l’univers.
Comprendre les phénomènes c’est les prendre ensemble et il n’y a pas de compréhension possible sans tentative d’unification. Le besoin d’unité explicative qui animait l’esprit préscientifique gouverne aussi la recherche scientifique. Mais l’unification visée par la science ne consiste pas à établir des analogies à partir d’observations fondées sur des données empiriques. Il s’agit d’unification rationnelle. La définition d’un concept est un premier niveau d’unification. La loi, expérimentalement vérifiée et mathématiquement formulée, constitue un second niveau puisqu’elle permet d’expliquer par une même cause des phénomènes donnés comme divers et étrangers dans l’expérience sensible. Les théories ont, à un troisième niveau, une fonction unificatrice. La découverte de l’universalité de l’attraction gravitationnelle fut un premier pas vers une explication unifiée des forces naturelles. A la fin du dix-neuvième siècle, les phénomènes électriques, magnétiques et lumineux sont unifiés dans une seule théorie mathématique. Le vingtième siècle sera celui de l’unification de l’électromagnétisme et des forces nucléaires, de l’électromagnétisme et de la gravitation.
Jusqu’où peut aller cette tentative? Existe-t-il un principe explicatif qui permette d’unifier toutes les forces présentes dans la nature: force gravitationnelle, force électromagnétique, force nucléaire forte et force nucléaire faible? Le candidat le plus légitime paraît être la théorie des cordes qui unifie mécanique quantique et théorie de la relativité générale et dont la particularité est de pouvoir unifier en même temps les quatre interactions élémentaires connues. A propos de la théorie des cordes, on parle donc de théorie du Tout. Est-on en possession de la clef qui devrait enfin donner la règle du jeu? L’avenir le dira. Avoir posé comme possible l’existence d’une telle clef a constitué un présupposé qui a, sans doute, depuis plus d’un siècle, orienté la recherche dans des directions privilégiées.
Pénétrer au coeur de la matière pour en découvrir les ultimes constituants a été et reste un des principaux objectifs de la science. La physique, la chimie, la biologie, explorent les niveaux les plus “profonds” du monde microscopique.
L’idée que les propriétés essentielles sont enfermées au coeur des objets et qu’il faut, pour les découvrir, scruter l’intimité des substances, est un processus de pensée largement présent dans l’esprit préscientifique. Bachelard le nomme substantialisme de l’intime ou mythe de l’intérieur et de l’intime.
Substantifier le phénomène en se fondant exclusivement sur des propriétés empiriques permet de l’expliquer en se dispensant de toute preuve et de toute démonstration objective. Un aspect particulièrement intéressant de ce mode de pensée consiste en un mythe associé, celui de l’intérieur ou de l’intimité des substances. A l’intérieur des substances sont enfermées les qualités profondes. Il faut pénétrer dans leur intimité pour en déceler les vertus. Sous les matières impures, les gangues ou les enveloppes se cache une essence précieuse.
La pensée scientifique moderne n’est pas débarrassée de ce mythe du profond et de l’intime. Il ne constitue pas un obstacle à la connaissance mais bien plutôt, comme dans l’exemple précédent, un moteur de la recherche. Dans quel but? Il ne s’agit plus de chercher des vertus ou des qualités cachées propres à certaines substances. Il faut aller au coeur de la matière; il faut, pourrait-on dire en jouant sur le mot, la dématérialiser pour en dévoiler l’essence mathématique et comprendre, par là, les principes qui sont à l’origine de son existence et rendent compte de tous les phénomènes. En cela, mythe de l’unité du cosmos et mythe de l’intime se rejoignent. Posséder la clef qui permettrait d’unifier tous les phénomènes de l’univers passe par l’exploration du monde des particules élémentaires.
Orientée par ces rêves apparemment féconds, la recherche scientifique peut-elle éviter qu’ils ne deviennent des obstacles à son progrès? A observer l’histoire récente de la science, on ne peut en être absolument certain.
Dès que l’on croit posséder un principe unitaire, l’instinct conservatif l’emporte sur l’instinct formatif et la critique ne va pas de soi . “Il vient un temps où l’esprit aime mieux ce qui confirme son savoir que ce qui le contredit...”(5) La crise engendrée par la remise en question de la conception classique du déterminisme que l’on croyait applicable à tous les phénomènes, de l’infiniment grand au microcosme, fournit un exemple intéressant d’obstacle engendré par la persévérance dans la croyance en un principe unitaire contredit par l’expérience. Cette mise en question fut imposée dans un premier temps par l’étude du monde microscopique et, plus tard, par les recherches sur les systèmes dynamiques instables. Les plus vives résistances surgirent lors de la première étape. On connaît la déconvenue d’Einstein face aux orientations prises par la théorie quantique, sa réticence à admettre que le physicien doive se contenter de probabilités. D’éminents esprits poursuivirent longtemps des recherches destinées à sauver un principe dont la redéfinition s’imposait. Il fallut une cinquantaine d’années pour que le débat soit définitivement tranché.
La volonté de scruter l’intimité de la matière et d’unifier les forces qui régissent la nature donne lieu à des théories mathématiques cohérentes et élégantes dont la vérification reste parfois incomplète en raison des difficultés d’expérimentation. Le problème s’est posé notamment en ce qui concerne les différentes théories des cordes qui admettent des espaces à dix ou onze dimensions.
L’abstraction n’a plus seulement pour fonction de décrire des phénomènes et d’en déterminer le pourquoi, elle élabore des êtres mathématiques susceptibles de constituer l’essence du réel. En cela, le reproche adressé parfois aux physiciens de faire de la métaphysique ne semble pas totalement dépourvu de fondement.
Bachelard montre que l’excès de “mathématisme” a pu conduire, dans les siècles précédents, à des mesures sans pertinence et à des descriptions quantitatives insensées. Cet excès pourrait-il s’exprimer aujourd’hui dans des théories mathématiques totalement déliées du réel? Le risque existe sans doute, mais on ne doit pas oublier que des théories considérées, lors de leur élaboration, comme des spéculations sans rapport avec la réalité, peuvent devenir, quelques années plus tard, des outils très performants pour décrire ou expliquer certains phénomènes.
Certains modes de pensée qui, autrefois, bloquèrent le progrès de la connaissance scientifique, peuvent être aujourd’hui des auxiliaires de la raison, engendrer des rêves qui animent et orientent la recherche. La possibilité qu’ils se transforment à nouveau en obstacles épistémologiques ne peut être exclue. “L’esprit n’est jamais jeune... Il a l’âge de ses préjugés”(6).
Notes :
(1) - La formation de l’esprit scientifique – ed. Vrin 1965 p. 13
(2) - Ouvrage cité p. 33
(3) - Ouvrage cité p. 7
(4) - Ouvrage cité p. 79
(5) - Ouvrage cité p. 15
(6) - Ouvrage cité p. 14