Bachelard Studies
Etudes Bachelardiennes
Studi Bachelardiani
01/2020
Bachelard penseur de l’écologie ?
dirigé par Jean-Philippe Pierron (Jean-Philippe.Pierron@u-bourgogne.fr)
Bachelard n’a pas écrit sur l’écologie et son épistémologie est davantage une épistémologie des sciences de la matière que des sciences du vivant. Il n’a pas davantage produit une esthétique environnementale au sens où on l’entend aujourd’hui. Il n’a pas enfin développé une position normative en direction d’une éthique et d’une politique de l’environnement, et s’il lui arrive de convoquer le Walden de Thoreau c’est davantage pour rêver la forêt que pour soutenir le militantisme pour une forme de liberté et de contestation civile.
Ces trois réserves invitent à se méfier de la facilité qu’il y aurait à convoquer trop vite Bachelard dans le champ de l’écologie. Pourtant, même si son œuvre est souvent lue à travers le seul prisme d’une technoscience promue au rang de sommet de la rationalité moderne, dont les transformations-révolutions attestent et favorisent un authentique progrès de la raison, l’autre moitié de son œuvre est consacrée à comprendre et à défendre une imagination poétique, d’ascendance romantique, qui défend la libre créativité, un rapport heureux au monde naturel et même une éthique cosmocentrée. Et de fait, de plus en plus d’architectes, d’urbanistes, de plasticiens, vidéastes voient dans la pensée de Bachelard les ressources philosophiques pour nourrir une pensée et une pratique alternatives, une défense du monde préindustriel, d’une relation heureuse aux éléments de la nature, à ses paysages, aux rythmes, d’une approche existentielle de l’habitat, etc. L’œuvre est d’ailleurs riche en lexiques où émergent les termes de lieu, terre, nature, cosmos, rythme, et les verbes participer, intérioriser, fusionner, etc. En quoi Bachelard peut-il donc être considéré, surtout hors de France, comme une figure internationale de la pensée écologique ?
1-D’abord la vie de Bachelard est imprégnée d’une sensibilité écologique. Né à Bar-sur-Aube en Champagne en fin du XIXème siècle, il a longtemps habité, décrit, apprécié, valorisé un paysage préindustriel avec ses pratiques artisanales. La biographie du jeune barralbin des années 1920 le montre marcher tous les jours à travers les vignes pour rejoindre son collège. Cette histoire personnelle et culturelle rend compte de ses préoccupations sur la santé qui lui font défendre, au hasard de ses écrits, l’hygiène du corps, la marche, la respiration au grand air, le respect des rythmes et même ..l’homéopathie. Son attachement à Bar-sur-Aube ou à Dijon (jusqu’en 1940) le conduit à défendre une vision ruraliste de l’équilibre, dans les années 1930, entre l’homme et le travail artisanal, des puissances symboliques propres aux substances matérielles, de la main laborieuse (de l’artisan ou de l’artiste), etc. Rien d’étonnant à ce qu’il se lie d’amitié, pendant ses années à l’université de Dijon, avec des témoins d’un monde en voie de disparition (Gaston Roupnel chantre de la campagne française) et avec tous les poètes dont il lit (jusqu’à la fin de sa vie) les livres, si proches d’un lyrisme de la nature, et se retrouve apprécié par la littérature régionaliste (Henri Vincenot). Son attachement à la maison traditionnelle (avec cave et grenier), à Bar-sur-Aube ou à Dijon, l’amènera à une critique du monde urbain (parisien) et de l’art de construire en hauteur (qui le fait regretter l’usage de l’ascenseur !), loin de la nature, qui peut conforter de nos jours nombre d’urbanistes alternatifs. Peut-on aller jusqu’à imaginer que Bachelard irait ainsi, de nos jours, jusqu’à adopter un style de vie écologique ?
2-Les analyses de Bachelard sur la poétique semblent de façon évidente, mais d’une évidence à questionner et à accompagner conceptuellement, se rapprocher de considérations écologiques. Terre, air, feu ou eau, que mobilise sa poétique des éléments, résonnent avec une crise écologique que l’on pourrait être décrire comme s’attaquant à ces quatre éléments : terres rares, air pollué, feu d’un réchauffement climatique global, eau souillée par des « Attila des sources ». La poétique ne fournit-elle pas une langue « naturelle » pour élaborer une approche sensible et imaginante de la nature ? Si oui, qu’est ce qui caractérise une poétique des éléments au regard d’une esthétique environnementale ? Quels points de convergences et quelles différences notables ? Que penser de cette tétralogie poétique au regard d’autres cosmologies qui, dans d’autres cultures (on pense aux cinq éléments dont le bois dans la cosmologie chinoise) tentent de comprendre l’humain et le monde différemment ? Cela ouvre également une question portant sur le passage du poétique à la considération écologique. Comment s’opère le passage de l’image au concept ou de l’image à la valeur ? De cette écologie cosmologique, issue des anciens grecs ou de l’alchimie, qui décrit les valeurs esthétiques et éthiques des 4 éléments, éléments eux-mêmes non réductibles à la matière inerte des physiciens ou chimistes, ne résulte-t-il pas une philosophie de la vie, qui voit en elle une puissance de transformation cyclique et rythmée, qui agit sur l’homme à travers l’inconscient (Jung) et la volonté (Schopenhauer), et même la raison ouverte. On pourrait peut-être sortir ainsi de l’enfermement de Bachelard dans le dilemme de l’homme du théorème et l’homme du poème pour analyser la fécondité de ses analyses pour penser des thèmes transversaux comme ceux de l’habiter, des rythmes dans une société de l’accélération ou même d’une créativité générale dans le cadre d’une sorte anesthésie de notre relation sensible à la nature ?
3- Du point de vue des sciences et des techniques de quel secours peuvent être l’épistémologie et la phénoménotechnie bachelardienne pour éclairer les enjeux contemporains de savoirs physicochimiques et agronomiques très analytiques au regard des approches systémiques des sciences écologiques ? Alors que le philosophe a beaucoup pensé la chimie et que l’on parle aujourd’hui de chimie verte par exemple, comment les analyses de l’épistémologue peuvent-elles éclairer les liens entre sciences, techniques et soin de la nature ?
4- Ces différentes orientations de la pensée de Bachelard, rarement systématisées il est vrai, et difficilement réductibles à une catégorie englobante, ne peuvent-elles pas être mises en relation avec d’autres pensées phénoménologiques et herméneutiques contemporaines, convergentes dans la culture écologique (M. Heidegger, M. Merleau-Ponty, etc.), reconnues et commentées par des géographes (A. Berque, etc) ou des poètes (K. White, Michel Collot, etc.) ? Ne pourrait-on pas dès lors mettre au jour des résonances possibles entre les analyses de Bachelard avec des problématiques de la philosophie de l’environnement ? La réflexion sur le lieu ou la cosmicité intime chez Bachelard, dans le cadre d’une « topophilie », permet-elle de questionner l’éthique du « lieu » d’auteur.e.s contemporains en écologie ; ses analyses sur le cogito du rêveur fournissent-elles de quoi donner à penser la nature du soi écologique ?
5- Enfin on ne s’interdira pas des approches plus critiques : dans quelle mesure l’imagination poétique est-elle opposée à la science dans l’approche de la nature ? En quoi la tétralogie bachelardienne est-elle universalisable (typologie chinoise) ? La rythmanalyse –inachevée- permet-elle de penser toutes les dimensions temporelles de la nature ? En quoi, son attachement à un paradigme poétique naturaliste n’a-t-il pas suscité à l’inverse, une résistance voire une méfiance de certains lecteurs qui y voient une sorte d’anti progressisme, pourtant niée du côté du rationalisme scientifique ?
Jean-Philippe Pierron
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