Appel à contribution
Bachelard Studies
Études Bachelardiennes
Studi Bachelardiani
02/2020
Raisons et passions de la matière.
Le matérialisme de Gaston Bachelard
Dirigé par Francesca BONICALZI
(francesca.bonicalzi1@gmail.com)
Date limite de soumission 30 juin 2020
1. Le sens commun attribue la dénomination de matière à tout ce qui a une consistance et peut être perçu par nos sens, en particulier par le tact et par la vue. Le terme de matière se confond alors avec celui de corps, et sa signification se construit dans le cadre de l’opposition entre la matière et l’esprit. Une telle opposition est à l’origine des nombreux dualismes qui constituent l’horizon dans lequel nous organisons notre langage (corps/âme ; passif/actif ; sensible/intelligible ; négatif/positif ; matérialisme/idéalisme…).
Dans sa rigueur théorique, la philosophie a assumé cette conception et a donné le nom de « matière » à la contingence, qui constitue une zone d’ombre, condition et limite du savoir. Depuis toujours, la matière a posé problème en philosophie : elle est liée à la sensibilité et elle partage ses limites, elle s’oppose à la forme et elle est le lieu de la passivité et du devenir ; elle constitue une cause de l’instabilité du savoir, elle représente une menace pour l’irréfutabilité de l’épistémè. La matière, obstacle pour la philosophie, rend inopérantes les mathématiques dans leur relation au monde de la nature, laissant ainsi sans solution les nombreux problèmes de la physique qui lui sont nécessairement liés.
La matière se configure donc comme un obstacle dans la construction du savoir : à l’âge moderne, ce problème, qui avait déjà été mis en évidence par Galilée, trouvera une solution dans le choix de Descartes de définir la matière en tant que res extensa de façon à annuler les effets de résistance au savoir scientifique déterminés par la matière, et de réorganiser radicalement le savoir scientifique. Celui-ci sera structuré par rapport à une matière considérée en tant qu’objet mathématico-géométrique.
La matière, reconduite à l’objectivité de l’extension géométrique du mécanisme rationaliste de Descartes, ou bien à l’idéalité abstraite de la perception subjective de l’ « esse est percipi » de Berkeley, se propose à nouveau comme donation sensible à l’époque positiviste, pour ensuite devenir à l’époque contemporaine un élément d’anomalie des paradigmes interprétatifs précédents, en les subvertissant : puisqu’elle n’est plus reconductible à la 2 substance et à l’extension, la matière perd toute détermination substantielle et géométrique-spatiale et révèle un dynamisme énergétique complexe qui nécessite des restructurations de la rationalité.
Gaston Bachelard parcourt cette histoire en mettant en évidence ses transformations et ses discontinuités, aussi par l’analyse des différentes représentations scientifiques et philosophiques qui la caractérisent. Comment construit-on l’originalité de son épistémologie historique ? Quelles sont ses catégories et ses scansions significatives ? De quelle façon la matière est-elle un facteur d’évolution de l’investigation épistémologique et en même temps un obstacle à sa réalisation ? L’épistémologie historique ne décrit pas seulement la matière en tant qu’obstacle préscientifique, mais elle éclaircit son rôle dans la rationalité mathématique, avec une attention particulière à la géométrie, en mettant également en évidence la fonction de la matière dans la chimie et dans la physique. Quels sont les éléments de comparaison qui en ressortent ? Quel type de dialectique se réalise entre les différentes méthodologies et approches (idéalisme, réalisme, empirisme, etc.) ? Quel est l’héritage de la pensée bachelardienne dans la pensée contemporaine ? Quelle est sa réception ? Que reste-t-il de son approche dans le débat contemporain ?
2. Dans les textes de Gaston Bachelard, la matière occupe une position centrale, souvent provocatrice, qui tend à sortir des présupposés des paradigmes culturels définis. Les premiers ouvrages de Bachelard s’intéressent en particulier à la chimie et à la physique, et son enquête se présente immédiatement comme un corps à corps avec la matière, de la même manière que sa production esthétique s’emploiera à évoquer l’imaginaire onirique-poétique des éléments naturels de la rêverie.
Peut-on parler de la matière au singulier ? Peut-on penser qu’il y a une seule matière, celle que perçoit aussi le sens commun, dont on peut s’occuper de manière scientifique et poétique ? Ou y aurait-il deux matières différentes, l’une onirique-poétique et l’autre scientifique ? Comment peut-on analyser les différentes conceptions bachelardiennes de la matière par rapport au sens commun, à la philosophie, aux sciences (anciennes et modernes), à la poésie, et plus généralement aux arts ? De ces questions en découle une autre : existe-t-il un seul type de matière ou plusieurs ? Et s’il en existe plusieurs, est-il possible de les cataloguer et de les énumérer ? Et encore : ne devons-nous pas penser que tout élément matériel s’offre de manière multiple à la fois à l’imagination et à la rationalité scientifique dont il constitue un effet ? Pourquoi approfondir une enquête sur les différents matérialismes « régionaux » et sur les différents éléments matériels ?
3. En reprenant l’étymologie de la matière, mater, Gaston Bachelard abandonne une conception de la matière en tant que passivité et suggère la présence d’une dimension génératrice, plus proche de de la chora platonicienne que de la ule aristotélicienne : pour Bachelard la matière n’est pas un obstacle mais un aliment, un aliment poétique dans la dimension onirique d’un rapport incertain avec le sujet, un aliment rationnel dans la séparation du sujet épistémique engendrant de la complexité dans son action intermatérialiste, dans ses rectifications intermatérialistes productives perpétuelles. Dans la réflexion sur la matière, Bachelard introduit donc une nouveauté, il ouvre de nouveaux chemins à la fois pour la réflexion épistémologique et pour la réflexion poétique, et il devient un interlocuteur significatif pour ses contemporains.
De quel type de matériologie s’agit-il ? Dans quel sens peut-on parler de matérialisme ? Comment s’articule son vocabulaire (matière, éléments, substance, objet, chose, etc.) ? La matière est également associée aux formes, aux mouvements, aux couleurs. Quelle est la relation qui les unit ? Existe-t-il une hiérarchie entre eux ? En outre, comment articule-t-on le rapport entre matière et espace et entre matière et temps, dans une perspective à la fois épistémologique et esthétique ? Comment mettre en évidence la nouveauté d’une telle matériologie dans le cadre de la culture européenne, qui a perdu les certitudes de la conception du savoir du dix-neuvième siècle et qui est dominée par les modèles du positivisme et du néo-idéalisme ? Comment parler de la matière en termes scientifiques sans les certitudes offertes par la res extensa cartésienne ? Comment les éléments matériels créentils une poétique et dépassent-ils le statut de simples contenus narratifs ? Comment le débat et les polémiques de Bachelard avec ses contemporains – dans les domaines épistémologique et de l’imaginaire – contribuent-ils à modifier le climat culturel français et européen ?
4. Bachelard élabore des parcours complexes et originaux, et plus qu’à l’élaboration d’une nouvelle définition de la matière et du matérialisme, il s’intéresse aux rapports avec le sujet, aux modalités de l’expérience et aux structures de la raison qui produisent la matière en tant qu’effet poétique ou épistémique. Comment la science peut-elle être à la fois objective et matérielle? Et comment peut-elle l’être après le bouleversement épistémologique déterminé par la relativité einsteinienne et par la microphysique ? Où rencontre-t-on la matière, et mieux encore où est-elle produite ? Quelles sont les conséquences de tout cela sur le sujet, dans quel sens peut-on parler d’une conscience au travail, une conscience matérialiste constituant également une dimension plus profonde de l’humain ? De l’autre côté, du point de vue poétique, nous pouvons également nous interroger : comment la poétique se nourrit-elle des éléments matériels tout en les dématérialisant ? Si la matière, les éléments, le monde ne s’offrent pas immédiatement aux fonctions transfiguratrices de l’imagination mais leur résistent, comment se produit la réorganisation perpétuelle qui met en question la subjectivité même qui imagine ?
5. La matière est également la source d’un onirisme actif. Est-il possible de réaliser une psychanalyse des matières, comme Bachelard semble le suggérer dans La Formation de l’esprit scientifique ? Quelles sont les représentations liées aux pratiques (poïesis, praxis) de la matière ? La matière travaillée suscite en effet une valorisation tout à fait différente par rapport à la matière contemplée. S’agit-il du même cogito ? Quelle est la fonction du corps par rapport à la matière ? Qu’est-ce que le geste et la main au travail font aux techniques et aux arts ? L’artisan, l’ouvrier et l’artiste, mais également le scientifique « manipulent » la matière de façons différentes, et ils la dynamisent selon des lignes de force vectorielles qui montrent qu’elle est une source de « provocation ». Mais est-il possible de définir dans quel sens on peut parler de provocation et comment elle agit sur le sujet ? S’agit-il d’un défi à la dimension prométhéenne de l’homme et à sa volonté d’habiter le monde ?
6. L’insistance sur la matière (phénoménologie de la matière, qualités matérielles, clarté matérielle), en tant que paramètre de construction d’une épistémologie du matérialisme rationnel, ainsi que l’expérience de la résistance en tant que sollicitation poétique de la matière nocturne (matière onirique des quatre éléments), vont dans la direction de la phénoménologie. Comment la phénoménologie travaille-t-elle dans la direction du matérialisme rationnel et de la rêverie poétique ? Quelles sont les caractéristiques d’une phénoménologie de l’imagination ? Comment les sciences rencontrent-elles la 4 phénoménologie ? Comment opère la technique au sein de l’épistémologie de la matière bachelardienne ? Est-ce que la topologie bachelardienne, avec le matérialisme rationnel, sort de la logique oppositionnelle ou est-ce qu’elle l’approfondit ?
Francesca Bonicalzi
Normes de soumission pour les textes en langue française :
- Les textes seront soumis à l’adresse en ligne : https://www.mimesisjournals.com/ojs/index.php/bachelardstudies/about/submissions
- Les textes reçus seront soumis à un examen par les pairs en double aveugle.
- L’auteur peut proposer un article pour les sections « La lettre » ou « L’esprit » de 7 000 mots au maximum en français, avec en annexe un résumé (abstract) de 150 mots en anglais, suivi par cinq mots clés en anglais.
- L’auteur peut aussi proposer une recension de 1 400 mots au maximum en langue française.
- Les manuscrits, rendus anonymes, doivent être téléchargés au plus tard le 30 juin 2020 en format.docx directement à partir du site avec un autre document contenant les coordonnées de l'auteur (Biographie et affiliation).
- Dans le cadre du processus de soumission, les auteurs sont tenus de vérifier la conformité de leur article avec la feuille de style de la revue : https://www.editionsmimesis.fr/wp-content/uploads/Feuille-de-style.pdf