Entretiens avec Bachelard Quartet
Propos et extraits sonores recueillis par Gilles Hieronimus
Nous avons le plaisir et l’honneur de donner la parole aux membres du Bachelard Quartet, dont ce numéro sur les milieux sonores ne pouvait manquer de relayer la performance inédite et remarquable : Jeanne Bleuse au piano, Noémi Boutin au violoncelle, Pierre Meunier au verbe, Marguerite Bordat à la mise en scène, Géraldine Foucault au son. Faute de pouvoir présenter ici le spectacle, nous renvoyons au site de la Compagnie, et donnons directement la parole aux artistes. Chacun s’est généreusement prêté à un double exercice : choisir un extrait sonore du spectacle important à ses yeux, puis répondre par écrit à un ensemble de questions communes. Le lecteur trouvera donc dans les pages qui suivent, les cinq entretiens précédés, en guise de prélude, d’un lien vers l’extrait sonore choisi par chaque artiste. Qu’ils en soient vivement remerciés, au nom de l’ensemble de la rédaction des Bachelard studies.
Pour lire les entretiens qui accompagnent ces extraits consulter le site de la revue Bachelard Studies / Études bachelardiennes / Studi Bacharlardiani
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Entretien avec Marguerite Bordat (mise en scène)
Entretien avec Pierre Meunier (voix)
Entretien avec Jeanne Bleuse (piano)
Entretien avec Noémi Boutin (violoncelle)
Entretien avec Géraldine Foucault (son)
Entretien avec Marguerite Bordat (mise en scène)
Extrait choisi : La psychanalyse du feu (Pierre Meunier), avec Jeanne Bleuse (piano), Noémi
Boutin (violoncelle) - Durée : 2'46.
Marguerite Bordat : C’est un choix d’abord motivé pas le souvenir des premiers temps de lecture à voix haute et surtout de mes premières sensations d’écoute. Dans ce passage Bachelard n’affirme rien, il interroge : « Que deux morceaux de bois sec soient tombés pour la première fois entre les mains d’un sauvage, par quelle indication de l’expérience devinera-t-il qu’ils peuvent s’enflammer par un frottement rapide et longtemps continué ? (…) Est-ce l’expérience objective du frottement de deux morceaux de bois ou l’expérience intime d’un frottement plus doux, plus caressant qui enflamme le corps aimé ? » L’interprète ne peut pas passer à côté de cette ponctuation vive, de l’état d’ouverture et de fragilité qu’elle induit, ni des sonorités des mots choisis par Gaston, ni des rythmes dansants qui nous entrainent doucement vers la construction d’un imaginaire fort sensuel, très intime, extrêmement troublant, unique selon moi. J’entends ce passage comme on entendrait un chant, une petite mélodie hautement inflammable. Pour en jouir, il faut accepter de s’y frotter, de s’y perdre, contempler joyeusement toute l’immensité du mystère de la création.Vaste chant/champs de questions...
GH : Bachelard soutient que bien des artistes trouvent dans la fidélité à un élément substantiel (eau, air, terre, feu) une source de vitalité, et comme le milieu où pourrait déployer leur créativité. Te retrouves-tu dans cette affirmation ?
MB : Certains artistes ont besoin du tumulte de la ville pour se sentir en état de marche, d’autres sont davantage inspirés par la puissance silencieuse des espaces naturels. J’ai la chance de pouvoir travailler au milieu du bocage bourbonnais, dans un espace propice à la concentration, qui agit puissamment sur mon état. Une autre partie de ma vie se situe en ville, une autre dans les trains, sur les routes. Chaque lieu est un observatoire d’où se transforme ma vision du monde, mon rapport au monde.
Aucun des quatre éléments ne m’apparait plus inspirant qu’un autre dans mes constructions imaginaires : ils sont inséparables. L’eau, le feu, l’air et la terre sont des compagnons de voyage. Selon où je suis, j’observe leur variation et mes propres variations à travers leur présence ou leur absence. La relation, le lien, la combinaison, la rencontre m’intéressent fortement, ces entre-deux, ces seuils mouvants qui viennent parfois flouter nos espaces rassurants de définition.
Si je devais nommer un élément de prédilection, je dirais que je me sens très inspirée par les nuages, la boue, le brouillard… le mariage de certains éléments avec l’eau. Les sons produits par leurs actions sont en général plus sourds, moins distincts, ils évoquent plus naturellement des tonalités graves, lentes, longues, des tremblements, des vibrations.
Alors, en réponse à l’expérience d’amour physique et de frottements de pilon qui enflamment le corps aimé de feu Gaston Bachelard, je propose d’y associer cette humide chanson de Barbara : « Pierre », vision féminine du désir, bien plus aquatique mais tout aussi érotique.
GH : Bachelard prête une attention particulière à l'énergie, aux énergies mobilisées par le geste artistique, à leurs multiples variations, et développe lui-même une écriture « dynamogénique », pour reprendre un de ses termes. Parviendrais-tu à décrire, à partir de ton expérience de jeu, « l'énergétique » propre à l'extrait choisi ? Plus généralement comment vis-tu, en tant qu'artiste, cette dimension de ton travail ?
MB : La musique possède un pouvoir extraordinaire. Rien ne peut rivaliser avec les phénomènes d’entrainement qu’elle provoque, ces désirs, ces mouvements, ces états, ces élans qu’elle suscite en chacun de nous. Pendant la création du spectacle, il m’est arrivé parfois d’éprouver physiquement la musicalité des mots de Bachelard dit par Pierre Meunier, notamment avec ce passage sur le feu et les frottements. Les termes employés, aux sonorités caressantes, chaudes, voluptueuses, auquel s’ajoutent les claquements de langue, des raclements de gorge, tous ces mots, bien au-delà du sens, nous donnent à entendre toutes les variations de la mélodie du feu. Plus tard, quand l’eau viendra remplir sa tête et ses pensées, Bachelard adoptera un langage coulant : « La liquidité est le désir même du langage. Le langage veut couler. Il coule naturellement. » Il compose, s’amuse merveilleusement de la sonorité des mots, il s’agissait pour nous de trouver comment rendre cela le plus poreux et communicatif possible.
GH : Comment s'est effectué, - à travers ce travail collectif - le passage ou la transposition du texte lu au texte joué, de la lecture d'extraits de Bachelard à leur expression scénique ?
MB : C’est un long processus. Prendre le risque de faire entendre des textes philosophiques au théâtre est une aventure périlleuse.
Nous nous lancions ensemble, gens de théâtre et musiciennes, dans une traversée de la pensée de Bachelard à travers ses écrits sur les 4 éléments, en faisant le choix de ne pas les donner à voir concrètement sur le plateau. Nous comptions sur le pouvoir évocateur de la musique pour remplir nos imaginaires de terre, de feu, d’air et d’eau. Très vite j’ai compris que le son, dans toutes ses dimensions, qu’il soit vocal, acoustique ou électroacoustique, pourrait être la matière fédératrice de toutes nos recherches.
Il s’agissait donc de créer les conditions d’écoute idéales, dans un dispositif propice à la concentration, à la rêverie. Les spectateurs, assis autour de la scène comme autour d’un foyer, sont eux même encerclés par des panneaux de bois pouvant diffuser du son. Nous sommes ensemble, public, acteur, pianiste, violoncelliste, ingénieur du son, techniciens, rassemblés à l’intérieur d’un immense instrument de musique.
La construction d’un spectacle tel que celui-ci s’opère par tentatives. Notre but était d’écrire une partition qui ne mette ni la musique, ni le texte au premier plan, mais qui tente au contraire d’imaginer un langage commun en évitant l’écueil de la « lecture concert » où s’enchainent sagement de longs monologues et des morceaux de musique. Il était donc nécessaire de tenter des superpositions, des frictions joueuses entre le son, la musique et le texte, qui se sont rapidement révélées convaincantes, la langue de Bachelard s’y prêtant à merveille. La recherche consistait donc à trouver comment chacun habitait cette dynamique globale, tout en maintenant l’exigence de sa propre partition, musicale, sonore ou textuelle.
Peu à peu la trame d’un spectacle fait surface, le mariage d’une partie des textes sélectionnés par Pierre, d’une partie des œuvres musicales proposées par Jeanne et Noémi, d’apports de sons électroacoustiques imaginés par Géraldine, s’est mis à opérer doucement sous les lumières de notre ami Hervé Frichet. Le Bachelard Quartet est une composition délicate, l’attention, la qualité d’écoute des spectateurs repose en grande partie sur le rythme et la précision des enchainements, la fluidité des corps dans l’espace, la complicité de l’équipe, sa capacité à porter chaque soir de manière très collective et quelle que soit la place occupée, la pensée de Bachelard, avec intérêt et surtout, avec joie.
GH : Comme bien des poètes et musiciens Bachelard accorde une importance particulière aux silences. Marie-Pierre Lassus a donné à son livre Gaston Bachelard musicien, le sous-titre "une philosophie des silences et des timbres", selon une belle expression qu'elle emprunte à Bachelard. Pourrais-tu nous parler de cet art du silence, ou des silences, de la façon dont il s'inscrit dans votre travail ?
MB : Au théâtre, on parle de silence lorsqu’on décide de ne produire aucun son et pourtant, ces instants de silence fourmillent de petits éclats. On entend des respirations, des souffles, mille petits bruits de corps et de machines qui ne savent se taire réellement. Heureusement car le véritable silence est parait-il, extrêmement angoissant. Il arrive parfois que nous construisions avec du son diffusé, une nature particulière de silence, un faux silence, une nappe sonore qui vient couvrir les bruits que nous ne désirons pas entendre, il arrive aussi qu’on décide d’assumer pleinement ces bruits extérieurs, ils nous rappellent où nous sommes, produisent un effet soudain de présent. Ce qui me semble important, lorsqu’on décide de ne plus produire de son, c’est la résonance. Que laisse-t-on résonner dans un silence ? Il y a des silences pleins, des silences qui laissent la pensée agir, se développer. Ce sont des silences absolument nécessaires selon moi. Le silence est une texture de sons à part entière.
GH : Si tu devais retenir de ta lecture de Bachelard un seul mot, une seule phrase (phrase du philosophe ou d'un auteur cité par lui) ?
MB : La joie ! Et cet extrait de L'air et les songes : « Pour Nietzsche, l'air est la substance même de notre liberté, la substance de la joie surhumaine. L'air nietzschéen est alors une étrange substance : c'est la substance sans qualités substantielles. L'air nous libère des rêveries substantielles, intimes, digestives. Il nous libère de notre attachement aux matières : il est donc la matière de notre liberté. À Nietzsche, l'air n'apporte rien. Il ne donne rien. Il est l'immense gloire d'un Rien. Mais ne rien donner n'est-il pas le plus grand des dons. Le grand donateur aux mains vides nous débarrasse des désirs de la main tendue. Il nous habitue à ne rien recevoir, donc à tout prendre. » Il m’arrive de relire ce passage juste pour le plaisir, ou simplement pour me rappeler que, tant que quelques chanceux liront Bachelard, (ou Nietzsche) le monde ne sera pas totalement foutu.
GH : Souhaiterais ajouter quelque chose à l'issue de cet entretien, de façon générale et/ou en qualité de scénariste ? Qu’as-tu appris de Gaston Bachelard ? Comment es-tu parvenu à donner à ce spectacle très « fragmentiste », fidèle d’ailleurs en cela à son écriture, une certaine cohérence d'ensemble ? Le spectacle fait penser à ce que GB appelle dans L'air et les songes, une "cohérence par la mobilité", qui se dégagerait au gré du travail artistique, sans jamais se figer…
MB : J’ajouterai qu’en effet, la pensée est mobile, elle n’est pas sage, pas toujours complètement cohérente, elle n’est pas linéaire, pas droite, elle ondule, rebondit. Elle est floue, limpide, vaste, active, paresseuse, mouvante… Je trouve réjouissant de pouvoir, grâce au théâtre, pénétrer les coulisses secrètes d’une pensée en mouvement, imaginer ses labyrinthes, ses déambulations, inventer ses rythmes, ces passages d’une chose à l’autre, ces va-et-vient, ses étranges associations d’idées. C’est un espace de liberté et de fantaisie extraordinaire.
MB : Merci.
GH : Merci à toi.
Entretien avec Pierre Meunier (voix)
Extrait choisi : La terre et les rêveries de la volonté (Pierre Meunier, voix) ; Jeanne Bleuse (piano), Noémi Boutin (violoncelle) - Durée : 2'21
Gilles Hieronimus : En quoi le fragment du spectacle que tu as choisi possède-t-il pour toi un retentissement particulier ?
Pierre Meunier : Dans ce fragment, Bachelard fait entrer le travail ouvrier dans son champ de perception et de réflexion par la dimension sonore du rapport à la matière. En quelques phrases, il déplore notre incompréhension de ce milieu en en faisant valoir la possible richesse existentielle qui nous échappe du fait de notre indifférence : « Le travail, dit-il, est un inverseur d'hostilité. » Le retournement qu'opère cette pensée dans l'échelle des valeurs convenues est un stupéfiant cadeau. C'est comme bien souvent une invitation stimulante à reconsidérer notre relation à la matière et à ceux qui la travaillent. On sent bien que l'origine de cette attention est d'ordre sensible, Bachelard a entendu ces grincements, l'expérience est indéniable et c'est elle qui est à l'origine de sa réflexion. Ce lien actif entre la sensation éprouvée et la pensée qu'elle génère est précisément ce qui m'apporte le plus dans ma lecture de Bachelard. Chaque fois mon désir de théâtre s'en trouve réanimé, comme une source vive à laquelle il m'est nécessaire de revenir boire. Le fait que je travaille moi-même le métal, que ces sons me soient familiers, me fait ressentir encore plus intimement la justesse de cette rêverie bachelardienne.
GH : Bachelard soutient que bien des artistes trouvent dans la fidélité à un élément substantiel (eau, air, terre, feu) une source de vitalité, et comme un milieu où déployer pleinement leur créativité. Te retrouves-tu dans cette affirmation ?
PM : J'ai découvert Bachelard en 1990 à travers la lecture de L'air et les songes qui a été pour moi une source d'inspiration de première importance lors de la création de la Volière Dromesko. L'aérien était au centre de cette aventure mêlant théâtre, cirque et musique, au milieu d'oiseaux en liberté. La soif d'essor aérien et la révolte pondérale qu'elle induit ont constitué les enjeux de plusieurs spectacles que j'ai pu créer par la suite, notamment L’homme de plein vent. L'envol, c'est l'accès au déploiement, qu'il soit physique ou imaginaire, c'est le défroissement de nos étroitesses, cela suppose une lutte sans répit contre les pesanteurs de toutes natures. Cette sensation d'écrasement et la nécessité de lui résister ne relève pas pour moi de la fiction ni d'une posture intellectuelle, mais bien d'un éprouvé quotidien et d'une attention aux manifestations que cette loi provoque : chute, étaiement, rebond, érection, érosion, écroulement, soulèvement.... Je peux dire que c'est par l'élément aérien que j'ai trouvé mon chemin dans « le bleu dédale » de l'imaginaire théâtral. Il ne s'agit pas pour autant de vouloir s'éloigner de la matière pour accéder à une légèreté abstraite et sans substance, mais plutôt de la considérer comme une partenaire subissant la même peine et obligeant à une forme de solidarité bénéfique. Le chant du métal travaillé par la lime du serrurier rend l'air de l'atelier plus aigu, l'espace se froisse en ondes stridentes, le geste du limeur module la sonate en savantes variations qui ponctuent l'avancée du travail. Si je devais illustrer, dans un autre registre, plus directement musical, la puissance de cette imagination « matérielle et dynamique », j’évoquerais Arthur Honegger dans son œuvre Pacific 231, réussit magnifiquement à transposer musicalement l'énergie et la puissance mécanique de cette célèbre locomotive à vapeur. On y entend une vraie sensibilité à la matière en mouvement qui m'impressionne et m'emporte loin.
GH : Bachelard prête une attention particulière à l'énergie, aux énergies mobilisées par le geste artistique, à leurs multiples variations, et développe lui-même une écriture « dynamogénique », pour reprendre un de ses termes. Parviendrais-tu à décrire, à partir de ton expérience de jeu, « l'énergétique » propre à l'extrait choisi ? Plus généralement comment vis-tu, en tant qu'artiste, cette dimension de ton travail ?
PM : Ce passage qui commence par l'évocation du son de l'aiguisage est initié par Jeanne qui fait crisser des cordes de son piano en les frottant. C'est ce son perçant produit dans le silence qui déclenche mes grimaces d'insupportation, puis la réflexion sur le rémouleur. Debout devant six cordes à pianos accrochées au gril et tendues par des cylindres de différentes tailles en acier, je m'efforce de dissocier de mes propres gestes le propos de Bachelard très chargé d'offensivité travailleuse, en esquissant par exemple un frottement sur les cordes mais sans les toucher. L'enjeu consiste à mettre davantage mon énergie dans la netteté de la profération plutôt que de me laisser contaminer corporellement par la dimension colérique du passage que je suis en train de dire. Les frottements que continuent à produire Jeanne prennent suffisamment en charge la dynamique sonore de l'ouvrier à la lime. Arrivé à la dernière phrase : « L'action apporte de bien plus importantes leçons que la contemplation », je fais très doucement tinter les poids en acier en donnant une légère oscillation aux fils métalliques qui les suspendent. Le son cristallin de leurs rencontres, ainsi que la fréquence de ces sons d'une étonnante clarté par rapport à la sombre masse du fer, amène peu à peu Jeanne à entamer sur son piano les prémisses du morceau qui va suivre.
Dès ma première lecture de L'air et les songes, j'ai été frappé et séduit par l'enthousiasme qui se dégage de la pensée de Bachelard. Son pouvoir de contagion a été immédiat, et cette si rare qualité m'a rendu l'homme et l'œuvre aussitôt proches et nécessaires. J'y ai vu l'importance de la sincérité de tout l'être pour parvenir à convaincre, dès lors qu'on ambitionne de partager une vision du monde. Que ce soit par le langage ou par le geste. On peut dire que la barre est haute, pas toujours atteinte, mais cet enthousiasme avec l'énergie qu'il génère reste pour moi le seul horizon qui vaille dans la création. Il s'agit chaque fois de créer les conditions pour que cette énergie positive m'habite et m'emporte littéralement au-delà de ce que je sais faire. Cette énergie qui va animer tout mon mouvement je ne la trouve qu'à l'endroit du présent. Présent de la sensation, présent de la pensée traversante, présent de la rêverie, présent de la représentation.... Le caillou, le fer, le sable, le ressort, la vase, toutes ces matières que nous avons accueillies et célébrées sont de véritables maîtres en « être-là ». La plénitude de leur présence, dès lors qu'on se met en état de la ressentir, nous guide précieusement sur le chemin de la création.
GH : Comment s'est passé pour toi le passage ou la transposition du texte lu, médité solitairement, au texte joué et parlé ?
PM : Des semaines durant, j'ai lu seul et à haute voix tous les livres de Bachelard sur les éléments. C'était la seule manière pour moi de déceler les passages les plus riches en rythmes et en sonorités. Le montage des passages, retenus d'abord pour leur contenu, s'est fait en tenant compte de ces deux qualités. Pour donner un maximum de chance à l'écoute dynamique du texte, en concertation avec Marguerite, je me suis parfois permis des coupes, des rapprochements, des ellipses, des retours en arrière. Un travail sculptural sonore qui a été enrichi par l'apport des sons de Géraldine Foucault et sa conception de l'instrumentarium qui accueille le public. Pour échapper à l'effet « leçon de philo », voire « pensum intello », dont l'ombre menaçante a longtemps plané sur le projet, il fallait vraiment accorder la plus grande place possible au vivant, au sensible, et en particulier à la dimension sonore produite en direct, dans le présent de la représentation. Je me suis souvent demandé ce qu'aurait pensé Gaston du traitement et des coupes infligés à son écriture ; je me rassure en l'imaginant sortir contrarié de la salle mais se laissant amadouer ensuite par les témoignages de gratitude des spectateurs...
Apprendre le texte par cœur, le savoir suffisamment pour ne plus avoir à me le remémorer a pris du temps, mais m'a permis de décoller peu à peu mon regard de la feuille pour commencer à vraiment entendre le piano, le violoncelle et les sons de Géraldine. Guidé par Marguerite, le travail de recherche d'une cohésion entre les sons, le texte et les corps a pu commencer là.
GH : Comme bien des poètes et musiciens, Bachelard accorde une importance particulière aux silences. Marie-Pierre Lassus a donné à son livre Gaston Bachelard musicien, le sous-titre une philosophie des silences et des timbres, formule qu’elle lui emprunte. Pourrais-tu nous parler de cet art du silence, ou des silences, de la façon dont il s'inscrit dans votre travail ?
PM : Si j'aime tant travailler avec des musiciens ou des musiciennes, c'est aussi parce qu'avec eux je ré-éprouve chaque fois la valeur du silence. Le silence en scène a pour moi le statut d'une véritable expérience, il est l'occasion de ressentir la température du moment, le degré d'attention de l'assistance, tout comme le degré d'intensité de mon engagement. Déchargé du devoir d'élocution, faisant confiance à ma mémoire pour la venue des prochains mots, je peux apprécier, fut-ce dans une respiration, la qualité du lien entre scène et salle. Je me mets à percevoir plus finement l'atmosphère qui m'entoure, les mouvements des spectateurs, leur concentration suspendue. En résonance avec les derniers mots, ma pensée peut vagabonder, laissant le propos se poursuivre et m'animer intérieurement. Plus le silence dure, plus je perçois les souffles, les soupirs, la chaleur de toute cette humanité tournée vers moi.
Parfois le silence est cuisant, car il peut me faire ressentir à quel point je suis éloigné de ce que je prétends défendre. Plein de pensées parasites, je n'ai plus qu'à essayer de me reconcentrer sur l'enjeu du présent... Le spectacle vivant n'est que variations autour de la présence.
Dans Au milieu du désordre, rêverie à haute voix devant un tas de cailloux, les silences que je m'autorise à prendre pour regarder le tas ont deux fonctions. Ils me permettent de me « connecter » à la sensation d'étrangeté provoquée par la présence des pierres entassées de cette manière-là, ce soir-là, et donc de me laisser traverser par un réel questionnement qui résonnera avec sincérité. D'autre part, ce long silence intrigue le spectateur et peut l'amener à son tour, par heureuse contamination, à reconsidérer le tas avec un intérêt nouveau. Le silence nous réunit dans un intérêt partagé qui rendra plus convaincante la rêverie à haute voix.
GH : Si tu devais retenir de ta lecture de Bachelard une seule phrase, et l’associer éventuellement à une œuvre musicale qui t’est chère ?
PM : « Le monde n'existe poétiquement que s'il est sans cesse réimaginé. » Cette phrase me fait penser aux six Danses populaires de Bartók, dont l'une est jouée dans le spectacle au moment de l'évocation du feu. Bartók a recueilli ces danses populaires lors de ses voyages « ethnomusicaux » puis les a réécrites à sa façon, leur redonnant une force et une mélancolie au charme très puissant.
GH : Souhaites-tu ajouter quelque chose à l’issue de cet entretien ? Qu’as-tu appris de Gaston Bachelard ?PM : Je crois que les gens qui viennent voir le spectacle sentent que nous sommes sans réserve du côté de Bachelard, que nous le défendons ardemment, que nous avons fait de notre mieux pour faire entendre aujourd'hui son œuvre poétique. J'éprouve chaque soir le plaisir de la passation et j'en suis comblé en tant qu'acteur et homme de théâtre. Du moins, j'essaye de transmettre la force de soulèvement que contient sa philosophie poétique qui m'a tant apporté, tant enrichi, tant réconforté. Réveil et soulèvement de l'imaginaire, dynamitage du morne quotidien, remise en question des hiérarchies de valeurs... Je suis heureux de pouvoir partager ce qui m'importe, espérant ne pas l'asséner comme une vérité incontestable mais plutôt comme une hypothèse passionnée pour habiter le monde en cessant de l'ignorer à ce point. La malice naturelle de Bachelard est un cadeau qui aide à alléger la densité des aveux intimes qu'il nous fait. J'ai l'impression qu'il s'est souvent retenu d'en faire usage, et j'entends alors son rire qui m'encourage...
Entretien avec Jeanne Bleuse (piano)
Extrait choisi : L’eau et les rêves (Pierre Meunier, voix) ; Irish Legends d’Henry Cowell (Jeanne Bleuse, piano) - Durée : 2’06
Gilles Hieronimus : En quoi le fragment du spectacle que tu as choisi possède-t-il pour toi un retentissement particulier ?
Jeanne Bleuse Henry Cowell est un compositeur très important pour moi et pour mon instrument. Il a été le précurseur d’une écriture pianistique qui inventait de nouveaux modes de jeu comme les « clusters », grappes sonores plus ou moins denses de sons conjoints, joués de diverses manières, avec l’avant-bras ou encore le glissando sur les cordes. Si j’ai choisi cet extrait c’est à la fois pour sa force d’expressivité et pour l’implication corporelle que son écriture implique.
GH : Bachelard soutient que bien des artistes trouvent dans la fidélité à un élément substantiel (eau, air, terre, feu) une source de vitalité, et comme le milieu où ils pourraient déployer pleinement leur créativité. Te retrouves-tu dans cette affirmation ?
JB : Pour l’interprète que je suis, il n’est pas facile de répondre. Il est question de création et si mon travail n’est pas dénué d’imagination, je reste au service d’un compositeur, qui lui est créateur. Lorsque nous avons débuté le travail autour de Bachelard, il me semblait toutefois que j’étais proche du feu ou de l’eau. À la lecture de ses textes, j’ai compris que mon intuition concernant l’eau était liée à ma condition humaine qui est par essence confrontée à la mort, donc qu’elle n’était pas forcément l’élément avec lequel j’avais le plus d’affinité. Quant au feu, il est indéniablement, dans mon rapport à la musique, une force intérieure aussi stimulante qu’ambivalente, à la fois source d’énergie bienfaisante et puissance destructrice, voire dévastatrice. J’ajouterais que sur scène, le lien à la terre et à l’air est fondamental : pour « dompter » un instrument comme le piano, il faut des appuis très ancrés au sol et s’élever haut pour combattre l’inertie. Le son n’est pas projeté par le poids mais par la vitesse d’attaque. Mais là, j’aborde déjà la question suivante…
GH : Bachelard prête une attention particulière à l'énergie, aux énergies mobilisées par le geste artistique, à leurs multiples variations, et développe lui-même une écriture « dynamogénique », pour reprendre un de ses termes. Parviendrais-tu à décrire, à partir de ton expérience de jeu, « l'énergétique » propre à l'extrait choisi ? Plus généralement comment vis-tu, en tant qu'artiste, cette dimension de ton travail ?
JB : Cette pièce est construite en un seul souffle. Telle une immense vague qui se forme, éclate et se dégonfle. En termes musicaux, elle va crescendo d’un ppp (pianississimo) à un ffff (fortissississimo), puis d’un decrescendo à un morendo… Comme je le disais au début, cette pièce comporte des « clusters » : avec une main à plat dans les pp qui couvre moins d’une octave ; avec l’avant-bras, poing fermé qui couvre deux octaves et pour le climax, avec l’avant-bras entier jusqu’au bout des doigts joué dans un mouvement arpégé. Techniquement, le pianiste doit s’approprier un geste nouveau : contrôler l’appui des touches horizontalement, et donc se confronter à une main, un bras ou un poing qui n’est pas régulier dans sa forme. Il lui faut aussi créer des appuis très forts dans le sol pour que le corps trouve un espace et trouve équilibre entre la partie gauche, qui joue les clusters dans le grave, et la main droite qui joue dans l’aigu de manière « conventionnelle ». La tension énergétique pour jouer ppp est très forte et il faut faire gonfler et dégonfler le son de manière très progressive, quasi imperceptible. On est à la fois tenu par la réalisation et par un mouvement inspiré par la mélodie. Dans le spectacle, je joue debout. Contrairement à l’intitulé de Cowell qui aurait pu me faire jouer cette pièce en lien avec l’eau, nous avons choisi de la jouer pour parler de la pesanteur. Ma position est donc un appui jambe gauche au sol, jambe droite sur la pédale tonale, buste penché vers l’avant avec des bras qui vont - jusqu’au climax - adopter un écart de plus en plus grand et redescendre vers le grave. La relation entre le poids et la suspension est très importante, tout comme la respiration. Mes mouvements vont donc se démultiplier en fonction de cette progression de nuance. Le son prend une dimension palpable, voire visible, associé au temps, à la vitesse du son. C'est une énergie puisée dans le sol qui doit contraindre le poids du corps, la verticalité intrinsèque à l’instrument, pour faire entendre une horizontalité parfaite alors que mon corps, en suspension, fait des allers-retours du bas vers le haut.
Ce n’est pas si éloigné de l’énergie générale que me demandent d’autres pièces dans ce spectacle, ou dans des concerts plus traditionnels. En général, je puise une dynamique dans le tempo d’une œuvre. Avant de rentrer sur scène, je ressens le besoin d’être en mouvement, dans un mouvement qui avance au tempo de la pièce qui va ouvrir le concert. Si l’instrumentiste craint souvent d’avoir les doigts froids, je réchauffe mon être en respirant et en marchant grâce à la dramaturgie de l’œuvre. En coulisse je n’ai pas de piano, je chante pour être « intègre » vis à vis du texte, ce qui permet de contrer une mauvaise interprétation par crainte technique. La musique et la technique de l’instrument sont indissociables. Je puise mes ressources dans le mouvement, la diction du texte musical. L’expressivité doit passer par le présent : les énergies sont diverses suivant ce que l’on joue, mais toujours en circulation sinon on peut se laisser dépasser par une charge émotionnelle qui nous enferme. On ne doit pas s’écouter mais agir. Rechercher une synergie active avec le public, à travers le milieu sonore que constitue la scène. On doit élargir son jeu, en s’y engageant corporellement, grâce à une liberté dynamique, une écoute très factuelle et une sincérité du propos. Dès lors, je me trouve dans un moment présent très important. Il y a aussi le rapport propre à l’instrument, instrument qui change à chaque concert, de telle sorte qu’il faut vite s’adapter en (re)trouvant une mémoire corporelle : je la cherche dans l’assise, dans mes appuis au sol, et en libérant le diaphragme. Comme au théâtre, l’interprétation ne se fait qu’après une lecture approfondie du texte qui nous permet de ne pas rajouter du superflu. Si l’on s’en détache, on survole, et on est enclin à en rajouter, parfois même à tricher.
GH : Comment s'est opéré pour toi le passage ou la transposition du texte lu au texte joué, de la lecture d'extraits de Bachelard à leur expression musicale et scénique ?
JB : En lisant Bachelard, j’entends très souvent de la musique. Il a la force de nous emmener plus loin, très loin, mais toujours en mobilisant nos propres ressources intimes ; c’est comme s’il activait en chacun une force, un désir, et même un devoir de se dépasser, de s’élever au-dessus d’un « moi » pétri d’habitudes, pour toucher à des dimensions moins « terre à terre », plus élevées, plus amples et plus profondes, plus belles. Lire Bachelard, pour moi, c’est souvent l’associer à des sons ou à un texte musical, et chaque relecture m’emmène à explorer avec lui ces voies nouvelles, surprenantes. Justement, pour le Cowell, on croyait devoir l’entendre comme un texte purement « aquatique », mais dès que l’on s’est retrouvé sur le plateau pour le jouer effectivement, certaines de nos certitudes se sont déplacées. De façon analogue, la Louange de Messiaen que l’on associait plutôt à la terre a pris tout son sens après la mort du cygne et le texte autour des miraculés rejetés par la mer. Il y a aussi un rythme global du spectacle qui s’impose et peut amener à dévier un peu de nos inspirations premières ; ainsi que des émotions purement liées aux musiques choisies, qui peuvent nous entraîner un peu vite. Mais je dirais que nous avons décidé, d’un commun accord, de laisser autant que possible Bachelard guider notre interprétation, rythmer le spectacle, canaliser ces émotions, en nous mettant pour ainsi dire à l’épreuve des éléments, en revenant sans cesse à ce que nous pouvions en vivre en nous engageant « corps et âme » dans cette épreuve (comme nous y invite sans cesse Gaston). Le travail scénique avec Marguerite et Pierre a été très important à cet égard, car tous deux sont animés d’une particulière sensibilité aux matières, à leurs dynamismes, à leur façon de s’inscrire dans nos corps, de les mobiliser. Par exemple, pour le Cowell où je dois - si je reste fidèle au titre de l’œuvre - évoquer de grandes vagues, en amplifier par autosuggestion l’allure ondoyante et légère, presque aérienne, mon corps - lui - en éprouve à travers le jeu l’allure massive et compacte, l’irréductible pesanteur, la résistance et l’inertie. Ce n’est d’ailleurs pas contradictoire ! Mais pour exprimer ce dynamisme avec ses nuances paradoxales, je dois mettre à distance le souci de décrire un paysage, ou même d’évoquer l’image-cliché de vagues ondoyantes, pour rester fidèle à ce que je suis en train d’éprouver en jouant : un certain rapport au son, passant par le geste, et par des sensations de suspension et de pesanteur, de mouvement et d’inertie.
GH : A la manière de bien des poètes et musiciens, Bachelard accorde une importance particulière aux silences. Marie-Pierre Lassus a donné à son livre Gaston Bachelard musicien, le sous-titre "une philosophie des silences et des timbres", selon une belle expression qu'elle emprunte à Bachelard. Pourrais-tu nous parler de cet art du silence, ou des silences, de la façon dont il s'inscrit dans votre travail ?
JB : Tout d’abord, il me semble juste de parler du rythme avant de parler du silence. Un rythme immuable - par exemple une marche militaire - est un vecteur très rassurant, confortable, collectif même, et qui a fait ses preuves. Cependant il peut aussi être ennuyeux, voire dangereux. Il indique un temps qui défile sans nous laisser pour autant le temps de penser, ou de sentir ce qui se passe en nous, à travers nous : ce temps suspendu auquel nous aspirons parfois et que l’on vit rarement ; le temps de revenir en arrière pour mieux avancer, ou d’approfondir nos émotions pour mieux les exprimer. Le rubato musical était décrit par Chopin comme un arbre bien ancré au sol dont les feuilles bougent, vacillent au gré du vent. Je songe à cette « mobilité sur place » chère à Bachelard, et qu’il prêtait justement à l’arbre. La sensibilité terrestre et aérienne de Chopin, à la fois enracinée en profondeur et ouverte aux quatre vents, sûre d’elle-même mais toujours mobile et imprévisible, entre pour moi en résonance avec celle de Bachelard. Elle confère à sa musique une expressivité particulière. De manière plus générale, lorsque le rythme change, ou s’arrête, la conscience reprend le dessus : nous sommes surpris, parfois apaisés ou dérangés. L’art du silence, son apparition graduelle ou soudaine, feutrée ou éruptive, dépend étroitement du rythme qui le précède et le suit. Dans la musique romantique, il se « charge » ainsi de l’expressivité accumulée par le discours qui le précède et/ou qui lui succède, au risque parfois d’une continuité trop prévisible et d’une certaine emphase. Dans une musique plus affranchie de ces normes, comme celle de la seconde école de Vienne, ce style de rythme s’affine au profit de sons hypers contrastés, laissant entendre des nuances autrement subtiles, moins appuyées mais non moins intenses. Ces sons qui nous parviennent y prennent sens dans les silences, à travers lesquels ils résonnent et nous livrent leurs secrets. Dans ma pratique pianistique, un temps ou un moment « réussi » l’est physiquement, à la fois visuellement et musicalement. Il relève d’un temps « rempli », mais dans lequel les notes comme le corps se font plus retenus encore ; d’un temps qui se vit toujours au présent, à travers un tempo, une dynamique du jeu, et qui ne se transmet qu’à travers une pleine conscience de ce qui se joue.
J'évoquerais aussi volontiers les silences collectifs. Écrits dans un texte musical, ils nous livrent immédiatement une réponse quant à l’écoute que l’on a entre musiciens. Lorsque la complicité est là, au service du même discours, c’est un des moments les plus précieux.
Les silences nous rassemblent aussi dans l’espace, ils nous rapprochent. Entre les êtres, un silence partagé est une preuve de confiance, de vie intérieure chargée et vivante : « Écoutez, écoutez, les esprits parlent ! »
GH : Si tu devais retenir de ta lecture de Bachelard un seul mot, ou une seule phrase ? Et lui associer une œuvre musicale ?
JB : Cette phrase de L'air et les songes : « En quel sens peut-on dire qu’un son devient aérien ? C’est quand il est à l’extrémité du silence, planant dans un ciel lointain, doux et grand. L’infiniment petit du son ébranle l’infiniment grand de l’univers. » Lui associer une œuvre ? La troisième des Trois petites pièces d’Anton Webern pour violoncelle et piano !
GH : Souhaites-tu ajouter quelque chose à l’issue de cet entretien ?
JB : Merci.
GH : Merci à toi, je vais écouter ces Trois petites pièces.
Entretien avec Noémi Boutin (violoncelle)
Extrait choisi : Extrait deL’eau et les rêves(Pierre Meunier) ; Le cygne de Camille Saint Saëns (Noémi Boutin, violoncelle). - Durée : 9’44
Gilles Hieronimus : En quoi le fragment du spectacle que tu as choisi possède-t-il pour toi un retentissement particulier ?
Noémi Boutin : Pour moi, cet extrait est particulièrement significatif : il explore les transformations que l’on vit quand on se représente, ou plutôt quand on ressent un élément. C'est un travail que nous avons initié avec Marguerite dès le début. Le cygne de Saint Saëns est l’occasion d’une singulière immersion dans l'élément aquatique. La mélodie est à la fois une caricature appuyée et une représentation authentique de l'eau, invitant à plonger dans l’atmosphère d’un lac, à y évoluer, à y nager. Dans le spectacle, c'est même un moment de véritable plongée, où tous les artistes sont présents et jouent ensemble. Parce que c'est une des choses que nous avons essayé d'explorer : la transformation, le "morphing" entre la matière même de l'élément et notre façon de la vivre et de la transmettre, individuellement et collectivement. Qu'est-ce que je deviens quand je songe à l'élément eau, que j’y plonge ? Qu'est-ce que j’en fais avec mon instrument, sur scène ? C'est un travail que nous avons fait dès le début avec Marguerite en improvisation. Il y a d’abord un passage improvisé évoquant les clapotis, le noir de l'eau, les songes qu’ils suscitent, etc., qui se transforme en une pièce du répertoire, et pas n'importe laquelle : « Le cygne de Saint Saëns » ! Sa mélodie de violoncelle extrêmement romantique et sentimentale transmet quelque chose de très aqueux, de très fluide. Mais on y ressent aussi, en même temps, une sorte d'humour, qui est la marque du compositeur. C'est presque une blague, mais pas seulement. Avec un peu d'imagination, on se baigne dans ce milieu..., qui peut aussi être inquiétant.
GH : Bachelard soutient que bien des artistes trouvent dans la fidélité à un élément substantiel (eau, air, terre, feu) une source de vitalité, et comme le milieu où déployer pleinement leur créativité. Te retrouves-tu dans cette affirmation ?
NB : J'apporte beaucoup d'importance à l'eau. Ce n'est pas n'importe quel élément. Il est pour moi à la fois luxueux et magique. Je pense que c'est peut-être l'une des choses qui me fait le plus de bien dans la vie : me baigner. Chaque année, quand je vais à la mer, je me dis que c'est un luxe incroyable d'y plonger, d'y évoluer comme un poisson, d’y faire avec aisance de fluides cabrioles. J’en suis à chaque fois sidérée. En jouant cette pièce, je ressentais des souvenirs, des sensations, des émotions qui participent de cette expérience. Je n'avais donc pas de mal à me projeter dans cet univers aquatique. De là à faire de l’eau mon élément de prédilection… J'aurais du mal à trancher. J'ai l'impression que cela dépend des périodes de la vie, voire de la journée. Tout ce que je peux dire, c'est que l'eau a toujours été très importante pour moi. Et puis tous les éléments communiquent et jouent entre eux… On peut parfois trouver une dominance, mais ce n'est pas toujours le cas.
GH : Bachelard prête une attention particulière à l'énergie, aux énergies mobilisées par le geste artistique, à leurs multiples variations, et développe lui-même une écriture « dynamogénique », pour reprendre un de ses termes. Parviendrais-tu à décrire, à partir de ton expérience de jeu, « l'énergétique » propre à l'extrait choisi ? Plus généralement comment vis-tu, en tant qu'artiste, cette dimension de ton travail ?
NB : Pour moi, c'était une énergie profonde, pas forcément négative, mais vraiment de l'ordre du grand plongeon, de l'immersion, une immersion active dans les fonds marins, dans les profondeurs, plutôt nocturne : sur le plan sentimental, il y a quelque chose de sombre, associé à la peur, à la mort. Mais mêmes dans ces profondeurs obscures, il peut y avoir du merveilleux.
A un moment, dans le morceau, une rai de lumière arrive, et ouvre un passage très lyrique. Cette lumière apporte un réconfort, quelque chose d'aérien. Cela ondule. Alors que le début de la pièce est inquiétant, parfois anxiogène, on évolue vers quelque chose de plus ouvert, de plus lumineux et un peu aérien. Toutefois, cela reste empreint de noirceur et de gravité : on ne revient pas indemne des profondeurs. Réconforté d'en être sorti, mais bien conscient d’où l’on revient. Quand évoque Narcisse, absorbé par son reflet, ce n’est pas que l’on n'y laisse notre peau, mais on en sort transformé.
D’un point de vue « énergétique », ce morceau correspond à un moment particulier : car on arrive quasiment à la fin du spectacle, à la fin d'une grande traversée, physique et émotionnelle. On savait que c'était un moment particulièrement obscur pour le public. Mon énergie était alors entre tension et lâcher-prise. Il y avait de la tension, mais je ne la subissais pas. La tension était plutôt dans la concentration : rester aux aguets, en lien intense avec le public, et en même temps se laisser aller. Pour lâcher prise, il faut savoir où on est, sinon on coule. Je ne me formule pas tout cela directement en termes d'énergie, mais en un sens je suis en plein dedans. Pour moi, c'est surtout sensible au niveau du son, qui est d’une importance capitale. C'est ce qui me motive. C'est de l'énergie. C'est une sorte de matière dont je peux jouer.
Cette matière circule en permanence autour de moi, entre le public et moi, et c'est capital pour transmettre quelque chose. Elle permet de faire comme des allers-retours avec le public, et même de rebondir sur les spectateurs. Pour moi, l'énergie serait cela. On pourrait aussi parler d’espace vibratoire. C'est quelque chose d'important pour moi, que je travaille dans ma chambre ou dans une grande salle de concert : j'écoute beaucoup et suis très attentive à la qualité de cette matière, à la façon dont elle circule. Nous, violoncellistes, avons de la chance : nous sommes si proches de l'instrument, de sa vibration, que cela éveille en nous une grande sensibilité.
GH : A la manière de bien des poètes et musiciens, Bachelard accorde une importance particulière aux silences. Marie-Pierre Lassus a donné à son livre Gaston Bachelard musicien, le sous-titre une philosophie des silences et des timbres, expression qu'elle lui emprunte. Pourrais-tu nous parler de cet art du silence, ou des silences, de la façon dont il s'inscrit dans votre travail ?
NB : C'est toujours difficile d'assumer le silence dans un spectacle. Il y a quelques silences dans le spectacle, mais ils sont rares. La question du rythme est primordiale, et les silences n'ont pas toujours beaucoup de place à cause de cela : il faut garder une certaine cadence pour continuer à entraîner le public. De plus Bachelard est très riche et généreux, il donne tellement à dire, à raconter. Nous en avons parlé en équipe. Pour éviter un spectacle de quatre heures, nous ne lâchons pas le fil. Il y a parfois des passages minimalistes au niveau musical, mais avec un tapis sonore presque toujours sensible. Enfin, dans ce morceau, il n'y a pas beaucoup de silence... Un silence n'est jamais anecdotique, surtout dans une pièce comme celle-ci où il y a musique, texte, électronique, etc... Un silence est un événement. Il ne d'agit pas d'un silence au sens littéral, mais plutôt d'un silence qui passe par une respiration, un apaisement, d'un silence méditatif, contrastant avec le côté parfois bruyant et entraînant du spectacle. Cet aspect méditatif est d’ailleurs très présent : pour nous tous, l'immersion et la respiration étaient essentielles, et nous recherchions à travers l’élément un grand calme, une ample respiration.
GH : Si tu devais retenir de ta lecture de Bachelard un seul mot, ou une seule phrase ? Et lui associer une œuvre musicale ?
NB : Si je devais retenir une phrase de ma lecture de Bachelard, une expression, ce serait peut-être celle où il dit que l'homme est un « roseau parlant ». Si je devais retenir un seul mot, ce serait peut-être « maillechort », du nom d’un alliage évoqué par Bachelard dans un passage sur les sonorités métalliques. Cela peut sembler loin de l'atmosphère aquatique du morceau initial, mais cela peut aussi relever d'un autre type d'immersion. [Nous citons un extrait du passage de La terre évoqué par Noémi, qui confirme son intuition sur le côté mouillé de certaines sonorités métalliques : dans « le mélange baptisé du curieux nom de maillechort, « pointe un petit goût métallique, dû peut-être à la présence du chuintement succédant immédiatement à la mouillure, ce qui oblige la langue à une certaine contorsion. »] Mais en y repensant, « mon » mot serait davantage celui, plastique et malléable, de « substance », dont Bachelard fait un usage toujours surprenant. J'ai toujours aimé la consistance des choses, comme la gomme ou certaines pâtes. Bachelard parle beaucoup des substances, qu'elles soient liquides ou rocheuses. J'aime ce mot, il rejoint mes rêveries musicales. J'avais d’ailleurs adoré le livre de Marie-Pierre Lassus, Gaston Bachelard musicien, très riche sur ce thème et éclairant pour une musicienne.
GH : Souhaites-tu ajouter quelque chose à l’issue de cet entretien ? Qu'as-tu appris de Bachelard, et de cette expérience ?NB : J'avais très envie de travailler avec Pierre Meunier depuis des années. J'apprécie son plaisir de malaxer les mots, les sons et les matières. Il y a dans son amour de la substance quelque chose qui me parle. En tant que violoncelliste, cette matière sonore est capitale pour moi. C'est un vrai pétrissage qui se met en œuvre en jouant du violoncelle. Il ne s'agit pas seulement de technique, mais de pétrir cette matière. Travailler avec Pierre et Marguerite m'a apporté beaucoup. Cette expérience a eu un impact sur moi comme musicienne. Elle m'a permis de me mettre à distance de l'instrument pour être dans cet espace vibratoire partagé. La musique prend tout son sens quand on est détaché de la contrainte technique. Que ce soit du classique, de l'improvisation ou de la musique contemporaine, il s'agit de vivre ensemble dans cet espace vibratoire. On y expérimente la façon dont les éléments communiquent entre eux, car on passe constamment de l'un à l'autre. C'est un grand bain de chaleur et aussi une plongée dans les profondeurs. Il ne s'agit pas seulement de parler d'un sujet ou de jouer une musique, mais de s'immerger profondément. Comme le dit souvent Marie-Pierre, il n'y a pas d'ascension sans plongeon. C'est un motif récurrent chez Bachelard, comme en musique.
Entretien avec Géraldine Foucault (son)
Extrait choisi : L’air et les songes (Pierre Meunier, Noémi Boutin, voix enregistrées d’enfants) ; Benjamin Britten, Le songe d’une nuit d’été (Noémi Boutin, violoncelle) - Durée : 3’47
Gilles Hieronimus : En quoi l’extrait du spectacle que tu as choisi possède-t-il pour toi un retentissement particulier ?
Géraldine Foucault : J’ai travaillé il y a longtemps sur une pièce qui était l’adaptation théâtrale du Songe d’une nuit d’été de Benjamin Britten, et je garde un souvenir émerveillé de l’introduction de cet opéra. Je m’étais alors fait la réflexion que ce passage faisait partie de matières que j’aurais envie de travailler à nouveau dans un autre contexte, dans une création qui s’y prêterait plus. Puis j’ai rencontré Noémi et j’ai découvert la puissance du timbre de son violoncelle. Quand elles nous ont fait écouter la sélection musicale de morceaux qu’elles avaient préparé avec Jeanne pour le Bachelard, il y avait des extraits du Songe de Britten dont je me suis rappelée. Petit à petit, l’idée de s’en emparer à nouveau - avec et pour Noémi - est devenue le souhait et l’envie de toute l’équipe à qui je l’avais proposée. Noémi a alors demandé à Frédéric Aurier d’arranger la partition de l’orchestre pour violoncelle seul. Je l’ai enregistrée jouant toutes les parties de l’orchestre, couche par couche, et je les ai montées en les mélangeant avec les voix des enfants qui étaient déjà présentes dans cette partie du spectacle. J’ai ensuite travaillé à faire naviguer les différentes voix de l’orchestre dans la spatialisation du son autour du public. En effet, comme j’ai pensé la diffusion sonore de ce spectacle non pas avec des enceintes traditionnelles mais avec des transducteurs (hauts parleurs de surface), le public ressentait la musique à travers des parois derrière lui (paroles derrière le gradin) et devant lui (sol du plateau sur lequel évoluent les musiciens et Pierre).
GH : Bachelard soutient que bien des artistes trouvent dans la fidélité à un élément substantiel (eau, air, terre, feu) une source de vitalité, et comme le milieu où déployer pleinement leur créativité. Te retrouves-tu dans cette affirmation ?
GF : J’ai avant tout un immense plaisir à écouter et à créer de l’écoute. Tout mon travail s’oriente dans ce sens. Ce qui m’intéresse, c’est de saisir le public dans sa masse compacte et parfois presque impénétrable. De saisir également les acteurs, musiciens, danseurs, marionnettistes avec lesquels je crée un spectacle. S'ils ne sont pas eux-mêmes à l'écoute sur le plateau, le public n’a pas la place d’entendre à son tour. J’ai remarqué ce phénomène. Si un son survient, coupe éventuellement la parole à un acteur, et si cet acteur lui-même en joue, l’entend, le reprend ou passe par-dessus, alors nous en tant que public, nous sommes happés par le fait même d’entendre à notre tour ce qui est dit, au sens purement physique et non pas intellectuel. Et complètement empirique. Cela pourrait s’apparenter à de la psychoacoustique. Je citerais ici volontiers, en convoquant une pièce extérieure eau spectacle, Dialogue avec l’ombre double de Boulez (1985), plus précisément la Transition III à IV, qui dure cinquante secondes ! C’est une pièce qui alterne des moments de diffusion instrumentale en direct et des moments de transition diffusant l’instrument préalablement enregistré sur bandes et spatialisé. Une affaire de dédoublement entre réel et (pré)enregistré. On peut faire le parallèle avec l’extrait choisi du Britten entièrement enregistré par Noémi, et avec lequel elle joue également, tout ça en direct. Cette Transition III à IV est une des parties qui est diffusée sur hauts parleurs dans la pièce de Boulez, et elle a un traitement de spatialisation, il faut l’écouter au casque ! Le son tourne tout autour de la tête, c’est magique et très élégant (on peut l'entendre sur https://brahms.ircam.fr/fr/works/work/6964/).
GH : Bachelard prête une attention particulière à l'énergie, aux énergies mobilisées par le geste artistique, à leurs multiples variations, et développe lui-même une écriture « dynamogénique », pour reprendre un de ses termes. Parviendrais-tu à décrire, à partir de ton expérience de jeu, « l'énergétique » propre à l'extrait choisi ? Plus généralement comment vis-tu, en tant qu'ingénieure-artiste, cette dimension de ton travail ?
GF: Cette dimension dynamique du sonore me fait penser à la façon dont, dans cette compagnie, auprès de Pierre et de Marguerite, nous travaillons les choses dans leur ampleur. C’est je trouve un des aspects qui caractérise leur travail. Un son peut être faible, et surtout très fort ou très dense. Nous n’avons pas besoin de créer de longues montées sonores pour apparaître sans gêner personne sur le plateau, au contraire ! Si les sons peuvent s’interrompre, voire ne pas être chaque soir exactement aux mêmes endroits pour mieux surprendre et que les acteurs/musiciens jouent de cette surprise, c’est plus vivant, et plus joyeux. Ce que je dis est un idéal bien sûr, mais ce pourrait être l’objectif d’une création en soi. En cela, le son doit avoir une grande dynamique. S’il est toujours mezzo dans les nuances, il sera toujours à peu près au niveau sonore de la voix. S’il passe au-dessus et en dessous, alors là, les dimensions d’écoute deviennent plus complexes, peuvent mieux se mélanger. Créer la matière sonore adéquate et la mélanger de manière complexe à tous les types de sons réels du plateau, je dirais que c’est là mon travail.
GH : Comment s'est passé pour toi le passage ou la transposition du texte lu, médité solitairement, au texte joué et parlé ?
GF : On a passé les premières journées de répétition à lire une sélection de textes faite par Pierre. Je me suis aperçue à quel point Gaston Bachelard avait teinté la rêverie de Pierre sur la matière depuis de longues années. A quel point, aujourd’hui, parler la langue de GB était à la fois très intimidant pour lui, mais aussi nécessaire. J’ai la sensation que c’est Pierre qui nous a guidé dans cette intégration des lectures à l’espace de jeu. Il a creusé un sillon et j’ai suivi les intuitions qui lui semblaient essentielles.
GH : « L'imagination est un bruiteur : elle peut amplifier ou assourdir », écritBachelard. Le spectacle est riche en bruits, amples ou sourds, graves ou aigus, feutrés ou percussifs... Il accorde aussi une importance particulière aux silences, à leur juste distribution, dimension à laquelle Bachelard fut lui-même très sensible. Marie-Pierre Lassus a d'ailleurs donné à son livre Gaston Bachelard musicien, le sous-titre une philosophie des silences et des timbres, expression qu'elle lui emprunte. Pourrais-tu nous parler de cet art du silence, ou des silences, de la façon dont il s'inscrit dans ta pratique ?
GF : Les silences dans mon travail sont très composés. Souvent, on parle de silence plateau parce qu’il y a rarement du silence dans un théâtre. Il y a toujours une soufflerie, des gens qui bougent, des bruits de chaises ou autre. Pierre et Marguerite ont été très attentifs au fait que, justement, nous ayons un silence le plus intense possible. Techniquement, nous avons déporté toutes les machines qui auraient été susceptibles de faire un peu de pollution sonore, pour les éloigner du public. Pierre et Marguerite avaient envie d’un endroit feutré, comme le son d’un intérieur de maison plutôt que l’acoustique d’un plateau de théâtre large et haut. Les chaises en velours, les boiseries, les rideaux tout autour du public aident à créer ce silence chaleureux. Mais le silence n’existe, à mon sens, que si quelque chose a retenti avant ou s’apprête à émerger après. Et en cela, je reviens à mon histoire de dynamique globale. Le silence du Bachelard Quartet est composé avec le reste des nuances du spectacle. C’est pour cela que j’aime particulièrement les choix de Jeanne sur les morceaux de G. Pesson, La lumière n’a pas de bras pour parler (où elle travaille avec ses ongles sur les touches du piano), ou bien sur les motifs de K. Stockhausen qu’elle a choisis, avec un decrescendo quasi hypnotique de mêmes accords répétés pendant environ 2 minutes.
GH : Si tu devais retenir de ta lecture de Bachelard une seule phrase ? Un seul mot ? Pourrais-tu associer une œuvre musicale (ou bien un poème, un vers) ?
GF : J’ai adoré découvrir son livre La poétique de l’espace. Et ses titres de chapitres : de la cave au grenier ; tiroir, coffres et armoires ; le nid ; la coquille ; les coins ; l’immensité intime ; la dialectique du dehors et du dedans. Cela a été une sorte de révélation de lire la philosophie de l’intime dans la maison et de comprendre comment les lieux dans lesquels on vit parlent de nous-mêmes. J’en relis des extraits régulièrement. C’est aussi cette œuvre qui m’a poussée à proposer à Marguerite de penser la scénographie comme une maison dont les murs seraient un prolongement de nos bois, des sous-bois qui nous entourent, loin de la ville. Comment on pourrait percevoir des frémissements dans les parois autour de nous. Comment éveiller une sensualité quasi nocturne grâce à notre scénographie sonore.
Si je pense à une œuvre musicale, je citerai I’m sitting in a room de Alvin Lucier (1969), qui a disparu en 2021. Il s'est enregistré tandis qu'il lisait un texte décrivant le procédé qu’il mettait en place. Ensuite, il rejoue l’enregistrement dans cette même pièce tout en se réenregistrant, et ainsi de suite sur plusieurs couches. Vu que chaque pièce a des caractéristiques de résonance différentes, l’effet final est que certaines fréquences sont accentuées par la résonance de la pièce elle-même, jusqu'à ce que les mots de son texte deviennent inintelligibles, remplacés uniquement par la superposition des harmonies créées en direct. Finalement son discours n'est plus compréhensible et sa voix est remplacée par des « drones sonores ».
GH : Souhaiterais tu ajouter quelque chose à l'issue de cet entretien, de façon générale et/ou en tant qu'ingénieure du son et artiste ? Qu'as-tu appris de Gaston Bachelard ? Y-a-t-il sens pour toi à imaginer le sonore sinon comme une sorte de « cinquième élément » du moins, pour reprendre une expression du philosophe, comme un « milieu dynamique » ?
GF : Comme je le disais, La poétique de l’espace est un livre que je relis de temps à autre pour m’aider à replonger dans la poétique de l’écoute, dans un espace plus vaste en terme d’imagination que celui d’une simple salle de spectacle. Il est difficile d’atteindre les oreilles de chaque spectateur surtout quand le public est lui-même regroupé en une masse compacte. J’essaie alors d’abolir la notion de stéréo qui parlent à nos deux oreilles mais qui n’a pas vraiment lieu d’être concernant un public de plus de vingt personnes. J’essaie de penser les points de diffusion en de multiples monophonies à l’instar d’éléments qui apparaîtraient dans le champ de notre écoute, dans la rue par exemple. Une voix, une voiture, un oiseau, un parquet qui craque. Puis de travailler sur la façon d’agencer composer tous ces éléments avec les acteurs au plateau. Avec jubilation comme dit souvent Pierre, et, en cela, je retrouve le côté joueur de Gaston Bachelard.