L’itinéraire du penseur est une véritable énigme. Son parcours est aussi sinueux que romanesque. Gaston Bachelard est né de milieu modeste. Fils d’un cordonnier de Bar-sur-Aube, il a quitté l’école après l’obtention du baccalauréat pour travailler 60 heures par semaine comme surnuméraire des postes à Remiremont. En dépit de conditions de vie éprouvantes, il se forme par lui-même et obtient une licence de mathématiques et de physique. La veille de la guerre 14, il échoue de peu au concours d’ingénieur des télégraphes et des téléphones. 39 mois de tranchée le détournent de cette voie de bâtisseur pour le conduire à débuter à trente-cinq ans une carrière d’enseignant. Il devint professeur auxiliaire au collège de Bar-sur-Aube, tout en élevant seul sa fille après le décès de sa jeune femme et de ses parents. C’est à 38 ans qu’à la tête d’une famille monoparentale, il commence une carrière de penseur hors-norme, bouleversant aussi bien la pédagogie, l’art, la poésie que l’histoire des sciences et l’épistémologie.
Ce qui est étonnant c’est qu’un parcours aussi complexe que singulier, a pu conférer à sa pensée une dimension unique. Bousculant les frontières entre les savoirs, intégrant l’erreur dans les apprentissages et la rêverie dans la connaissance, il a pu se pencher sur la structure de l’ignorance, concevoir une école tout le long de la vie, fustiger les maîtres arc boutés à leur chaire et à des savoirs figés, admettre un pluralisme philosophique, promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes et dénoncer la pollution et la pauvreté. Les chemins qu’il a empruntés ont forgé une pensée innovante. Il a révolutionné aussi bien les sciences que les arts, la pédagogie que la poésie. Né en 1884, deux ans après les lois Ferry, il est probable que l’école de la troisième république, articulant laïcisation et démocratisation, lui a donné la force de se dépasser et de la dépasser, lui qui n’était pas issu du rang des élites « bien nés ».
Comme le qualifie Philippe Meirieu, l’un de mes premiers lecteurs, mon ouvrage est « un roman de formation ». J’ai voulu comprendre comment une personne d’origine très modeste, fils de cordonnier et attaché à son pays natal, a pu bouleverser les déterminismes sociaux et comment ce parcours inhabituel a pu contribuer à produire une œuvre aussi décapante que singulière. Il sera pourtant lu et écouté par les plus grands poètes (dont Eluard), les plus grands peintres (dont Chagall), les plus grands savants (dont Einstein), et les plus grands philosophes (dont Jean-Paul Sartre, Michel Serres, Pierre Bourdieu, Claude Lévi-Strauss,...) de ce temps. Il sera une véritable source d’inspiration pour la pensée contemporaine. Sa philosophie qui ne forme pas système affirmera sa singularité. Il a bousculé les frontières des savoirs et de la culture, polémiqué avec les plus grands, dérangé les certitudes les mieux établies. Ce penseur tardif a emprunté des chemins de détour pour s’adjuger contre vents et marées le droit de penser par lui-même.
Son influence sur la pédagogie, les sciences et la littérature, aussi exceptionnelle soit-elle, demeure aujourd’hui encore invisible. L’Alsace et la Lorraine n’ont pas donné son nom à un seul établissement scolaire. Son origine modeste y est peut-être pour quelque chose.
On ne pardonne pas aisément à un non-héritier d’avoir occupé une place qui ne lui était pas destinée. On n’aime guère les parcours sinueux. L’itinéraire postal est souvent négligé par les biographes qui le considèrent comme plus éloigné de son œuvre et moins conforme à l’image classique d’une carrière universitaire. Et pourtant c’est l’expérience première de Remiremont qui a conduit Bachelard à forger sa pensée. C’est celle-ci qui l’a mené jusqu’en Sorbonne.